Visuel « L’avantage d’une ville désindustrialisée, c’est quelle réinvente son économie »
24.11.22

« L’avantage d’une ville désindustrialisée, c’est quelle réinvente son économie »

Comprendre ce qu’est l’économie sociale et solidaire et pourquoi le Nord-Pas-de-Calais tire son épingle du jeu, c’est s’immerger dans une région traversée par l’industrie, les cités ouvrières et les progrès sociaux. Une histoire qui fait de Lille, Roubaix et Tourcoing des économies de proximité selon Thierry Cardinael, fondateur d’une boite de conseil lilloise qui mise sur la participation citoyenne.

Lille, Roubaix et Tourcoing, c’est un peu la triforce de Zelda version nord de la France. Une fois assemblées, elles deviennent la locomotive économique et socio-culturelle du département, une sorte de Snowpiercer hexagonal, de Winterfell picard. Entre Lille, la capitale des Flandres, Roubaix, la ville aux mille cheminées et Tourcoing, la cité du Broutteux, c’est toute une tranche de l’histoire de France qui se niche. L’industrie textile d’abord, dont la plupart des usines de draps et de dentelle, aujourd’hui désaffectées, en sont les héritières. L’essor du charbon ensuite, notamment dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, au sud de la métropole lilloise, afin d’alimenter machines à vapeur, fourneaux industriels et cheminées domestiques. L’explosion de la sidérurgie enfin, corollaire du charbon, qui a fait naître forges et aciéries un peu partout sur le territoire. Sans parler de son commerce maritime, de son industrie de l’automobile, du caoutchouc, du plastique, etc. Bref, tout ce qui fonde notre modernité thermo-industrielle. Et qui dit activités industrielles de grande ampleur dit prolétariat et inégalités. « Roubaix par exemple, est une ville où l’écart de richesse entre les plus pauvres et les plus riches est parmi les plus élevés de France« , rappelle Thierry Cardinael, qui a vécu un temps dans la ville des cheminées de brique.  45% des Roubaisiens vivent sous le seuil de pauvreté, estimé à 977 euros par mois, pendant que 142 Roubaisiens sont, eux, assujettis à l’ISF pour 3 millions d’euros de patrimoine moyen. La ville de RSA contre celle de l’ISF.

(Ci-dessus, écoutez le sixième épisode de Direction Demain, à Roubaix, avec Busabiclou une asso qui déambule dans la métropole en camion et en bus pour aider les gens à réparer leurs vélos rouillés du fond de la cave).

« Heureusement, on a d’autres qualités, comme la diversité de nos habitants. La ville est polyglotte, on y parle français, picard, flamand, belge, arabe. » Une belle marmite culturelle, mais aussi une politique culturelle forte. « À Roubaix, on a le Colisée, une salle de spectacle Art déco transformée en théâtre de renom; la Piscine, un musée d’art et d’industrie installé dans une ancienne piscine Art déco également – on adore ça. Je pense aussi au Duplexe, une salle de ciné qui propose des films d’art et essai et des séances d’opéra filmé. » Pas grand chose à envier à Lille, voire à Paris, n’est-ce pas ? Pour ceux qui aiment l’art à ciel ouvert, le street art est absolument partout, des murs de friche aux murs de briques. « L’un des avantages de Roubaix, mais aussi de Tourcoing, c’est qu’en tant que villes désindustrialisées, on a des friches en veux-tu en voilà pour réinventer notre économie. Il y a la friche Tissel, une vieille usine qui est en train d’être transformée en espace dédié au réemploi, l’avant-Poste, un ancien bureau de poste devenu une maison de l’initiative et de l’emploi. Et puis il y a le couvent des Clarisses, un ancien couvent néogothique devenu un lieu dédié à l’économie circulaire. » Une ribambelle d’anciens bâtiments réhabilités pour soutenir une économie de proximité, celle qui relie entreprises et consommateurs de façon locale. « D’ailleurs ces projets se sont fait en co-conconstruction avec les acteurs locaux, avec la volonté de partir de la base. » Une participation citoyenne qui lutte pas-à-pas contre ce que certains appellent le Roubaix bashing. « On ne cesse de parler de Roubaix pour son insécurité, ses trafics de drogue, son chômage. Mon expérience, c’est celle d’habitants solidaires, qui se serrent les coudes. D’ailleurs je connais de vieilles dames vivant en HLM qui font sûrement mieux leur tri que certains Parisiens écolo« , dit Thierry en riant.

(Ci-dessus, écoutez le sixième épisode de Son fief, sa bataille à Lille, avec Signes de sens, une asso qui démocratise l’accès à la culture de personnes en situation de handicap à base de DVD mimés en langue des signes et de dico pour personnes sourdes et malentendantes.).

Mais il n’y a pas que Roubaix qui compte. Tourcoing, à quelques encablures de là, a également connu un grand essor. « On met souvent Roubaix et Tourcoing dans le même panier. Certes ce sont deux villes industrielles qui ont pris leur envol avec le textile, mais en termes d’espace et d’économie, c’est assez différent. Tourcoing a moins de grandes friches à réhabiliter, ses usines étaient de petites tailles . » La ville est cependant remarquablement verte, avec onze parcs et jardins. « Pour ce qui est de Lille, il y a eu une volonté politique de la placer au coeur du Nord. Déjà, elle s’est plus vite tertiarisée que ses consoeurs. Mais c’est surtout la construction du quartier d’affaires européen Euralille et de la gare Lille-Europe dans les années 90 qui a confirmé l’écart. En reliant Paris, Londres et Bruxelles en moins d’une heure, la ville a attiré les investisseurs européens. Aujourd’hui, passer de Lille à Roubaix-Tourcoing, c’est franchir un seuil. » Un seuil symbolique qu’on retrouve ailleurs dans le Nord. « La région a de grandes villes, mais aussi des villes de taille moyenne comme Dunkerque et Valenciennes. C’est difficile de les comparer, même si elles ont toutes été traversées par un passé industriel fort, un chômage élevé et une volonté de s’en sortir. C’est ça qui est commun au nord, cette combativité, cette recherche de solutions, cette solidarité évidente sans laquelle ce serait dur de tenir debout« , observe Thierry Cardinael. Preuve de cette culture de la solidarité, nombre de progrès sociaux viennent en partie du Nord de la France et de ses activités industrielles laborieuses. « Les premiers médecins du travail sont apparus sous Napoléon en 1810 à la seule destination des mineurs de charbon, qui étaient principalement dans le nord. Les premiers logements sociaux aussi, hérités d’une loi en 1850, étaient pour donner des logements décents aux habitants des cités ouvrières. À chaque fois, c’est la condition ouvrière qui s’est battue pour ses droits », martèle Thierry, soucieux de rappeler les faits de l’histoire. Une histoire sociale, mais aussi culinaire, le Nord-Pas-de-Calais étant connu pour son patrimoine gastro caractéristique. Le welsh notamment, que vous pouvez commander dans n’importe quel estaminet digne de ce nom. Soyez avertis, ce fameux gratin de cheddar et de pain imbibé de bière revigorerait un grizzli. Ou bien la fameuse baraque à frite, et ses frites en double cuisson graisse de boeuf. Amis végétariens, vous êtes prévenus.