Visuel Monsieur Chen, l’ange gardien du Grand pont
17.02.23

Monsieur Chen, l’ange gardien du Grand pont

Il y a à peine dix ans, la Chine déplorait l’un des plus forts taux de suicide du monde. Aujourd’hui, elle affiche l’un des plus faibles. Pour expliquer cette drastique amélioration, le régime communiste met en avant l’exode rural, l’urbanisation et l’amélioration du niveau de vie. Mais à Nankin, dans l’ancienne capitale impériale, il existe une raison bien plus rationnelle pour expliquer cette baisse. Cette raison, c’est Monsieur Chen.

Il a donné rendez-vous devant les toilettes publiques, celles en face du poste de police, à l’entrée sud du pont. « Avec le monde qu’il y a par ici, ce sera plus simple pour me reconnaître », a-t-il justifié. Chen Si, 52 ans, n’avait pourtant aucune raison d’être inquiet: il suffit d’un coup d’œil pour l’identifier. Dans la foule de piétons, de scooters et d’automobilistes agglutinés sur le bitume, sa tenue détonne. Sur la visière de son casque rouge communiste est inscrit son numéro de téléphone, précédé de la mention « Aide psychologique ». À l’emplacement du cœur, cinq caractères ondulent dans les plis de sa veste jaune empereur boutonnée jusqu’au col: « Volontaire chinois ». Dans son dos, enfin, Monsieur Chen affiche son credo comme un évangile: « Chérissez la vie, tous les jours. » Sans s’embarrasser de présentations inutiles, il enfourche son scooter customisé comme un véhicule publicitaire des mêmes slogans que ses vêtements, agace la pognée de l’accélérateur et s’insère tant bien que mal dans le flot interrompu de moteurs qui s’engagent sur le Nánjing Chángjiāng Dàquiáo, le grand pont de Nankin sur le Yangtze. Construit dans les années 1960 pendant les grands travaux lancés par Mao Zedong pour moderniser le pays, l’édifice long de 4,5 kilomètres et haut de 70 mètres est connu de toute la Chine, et de tous les Chinois. Dans les manuels scolaires, on vante encore cet ouvrage gigantesque, le premier construit intégralement par des ingénieurs chinois sur le fleuve Yangtze, et devenu depuis une attraction touristique. Le grand pont de Nankin devient si célèbre qu’il inspire de nombreux jeunes parents; aujourd’hui, il n’est pas rare de rencontrer des quinquas prénommés DaQuiao, « Grand pont » ou des TieZhu, « Pollier de fer ». « C’est un endroit absolument magnifique et impressionnant, s’enthousiasme Ou Yang, un peintre en bâtiment qui découvre sur son temps libre le pont pour la première fois. Accoudé à la balustrade qui le retient du vide, Car Zhu s’émerveille lui aussi. C’est un ancien mineur de charbon d’une province pauvre du centre de la Chine: « Je suis né en 1962, cela signifie que j’ai le même âge que le pont! Je me rappelle l’avoir étudié à l’école et surtout, je sais que pendant la guerre contre les nationalistes, notre président Mao avait dit: ‘Le jour où nous traverserons le Yangtze, la Chine sera libérée!’ Alors moi aussi, je voulais traverser ce pont qui incarne toute la grandeur de la Chine! »

« Pour se suicider, il faut beaucoup de courage »

Cai Zhu semble connaître l’histoire de l’édifice sur le bout des doigts. Mais il y a une chose qu’il semble connaître l’histoire de l’édifice sur le bout des doigts. Mais il y une chose qu’il ignore; ou plutôt qu’il refuse de croire. « Des suicides sur ce pont? C’est impossible! grogne-t-il dans un accès de colère. Ce pont, c’est la fierté de la Chine, il n’y a aucune raison que des gens viennent se suicider. D’ailleurs en Chine, si vous êtes honnêtes et que vous travaillez bien, vous trouverez votre voie, donc il n’y a aucune raison de se suicider! » Il suffit pourtant de jeter un coup d’œil aux données officielles pour donner tort à Cet Zhu. D’après un décompte qui n’a pas évolué depuis 2006, plus de 2000 personnes auraient mis fin à leur jour sur le grand pont de Nankin. La presse locale indique même que c’est un triste record du monde, et que l’édifice surpasse le célèbre Golden Gate de San Francisco comme spot préféré des âmes suicidaires. « Et encore, on ne prend pas en compte tous les corps qui n’ont pas été rendus par le fleuve, souffle Monsieur Chen, posté un peu plus loin. Mais c’est normal que cet homme réagisse comme ça. Ce pont est un monument touristique, les gens ne veulent pas y associer des histoires tristes. » Fidèle comme une vigie à son phare, cela fait 17 ans que Monsieur Chen vient ici tous les weed-ends. Sa mission: tenter de sauver ceux qui veulent faire le grand saut. À travers des jumelles ou une lunette de visée à longue portée, il scrute les touristes, les promeneurs, les jaugeurs… tous ceux qui s’aventurent sur le pont avec un comportement suspect. « Je repère les suicidaires à leur démarche, pose-t-il. Je les reconnais de dos. Généralement ils sont seuls, comme des oiseaux égarés. Ensuite, je fixe leurs yeux et je vois s’ils ont le regard vide. Pour se suicider, il faut beaucoup de courage ; au moment où les gens s’apprêtent à sauter, ils ont l’air particulièrement concentrés. C’est le signe qu’ils vont franchir le pas. » La technique a fait ses preuves. Depuis qu’il a enfilé son costume d’ange gardien en septembre 2003, Monsieur Chen dit avoir sauvé 360 personnes d’une mort par noyade dans les eaux troubles du fleuve Yangtze.

Alcool de riz, tête de poisson et ventre rond

Chen Si est né en pleine Révolution culturelle, dans un village pauvre et rural de la province de Jiangsu, à l’est de Shanghai. Il grandit dans une famille sous le sou et comprend très tôt qu’il lui faudra rejoindre Nankin, la grande ville voisine, s’il souhaite échapper à l’existence misérable qui lui est promise. Quand il débarque dans la « capitale du sud » à l’aube des années 1990, il découvre une mégalopole en devenir, défigurée par des chantiers à chaque coin de rue. Il traîne dans les foyers de jeunes travailleurs et abîme ses mains dans le ciment et les briques pour une poignée de renminbi, la monnaie du peuple à l’effigie de Mao. En 1997, il investit ses maigres économies dans une petite échoppe de rue et fournit ses anciens collègues en alcool et en cigarettes. « À l’époque, j’avais plutôt une bonne situation, glisse-t-il sans ironie. C’est comme ça que j’ai rencontré ma femme et c’est parce que j’avais réussi à m’en sortir que je me suis dit qu’il fallait que j’aide ceux qui étaient dans le besoin. » C’est la télévision qui lui apportera cette révélation. Le 10 septembre 2003, à l’occasion de la première journée mondiale de prévention contre le suicide, une chaîne de télévision locale diffuse un reportage sur les nombreuses personnes qui se donnent la mort sur le pont de Nankin. À l’époque, avec 22 suicides pour 100 000 habitants, la Chine représente l’un des taux les plus élevés au monde. Monsieur Chen se souvient: « C’était une période où il était courant de se suicider. Pendant le reportage, ils ont montré le suicide d’un homme d’une trentaine d’années. Il n’a pas sauté juste au dessus, et il s’est écrasé sur les berges. Sa tête a éclaté, il y avait du sang partout. » Cette image hante Monsieur Chen. « Dans ma vie, j’avais déjà rencontré pas mal de difficultés, notamment en m’installant à Nankin. Je sais que des gens peuvent avoir des soucis dans leur quotidien et qu’ils ont besoin d’aide. Je me suis dit que mourir comme ça était trop horrible, et qu’il fallait que je leur vienne en aide ». Une semaine plus tard, il enfourche son scooter pour la première fois, parcourt les trente kilomètres qui séparent son appartement du pont, et commence sa tournée salvatrice.

Depuis, son rituel est immuable. D’abord, Monsieur Chen s’adosse à un pilier gigantesque, à l’entrée sud du pont, gardée par des statues de granit aux mâchoires carrées et aux muscles saillants, dressées là dans la pure veine communiste. Pendant une demi-heure environ, il guette, imperturbable, le ballet des piétons. À travers le brouillard, perçoit-il un regard lourd? Un pas un peu trop traînant? La lassitude d’un soupir? Ensuite, il enfourche son scooter et progresse au ralenti sur le tablier supérieur du pont, pendant qu’en dessous de lui, les trains qui défilent à grande vitesse sur la ligne Shanghai-Pékin font vibrer toute la structure. Une fois parevenu sur l’autre rive du Yangtze, il fait le chemin inverse sur la voie d’en face. « Le pont est gigantesque, et c’est parfois compliqué d’être au bon endroit au bon moment, déplore Monsieur Chen. Je dirais que je rate environ cinq ou six personnes par an. La dernière que je n’ai pas pu sauver a sauté sur la voie d’en face. J’ai couru entre les voitures pour tenter de l’en empêcher, mais je suis arrivé trop tard. Aujourd’hui, il m’arrive d’en faire des cauchemars. Si c’était à refaire, je tournerais la tête. » Monsieur Chen renouvelle son opération une seconde fois, puis abandonne le pont quelques heures pour aller recharger la batterie de son scooter électrique. L’ange gardien replie ses ailes et trouve refuge dans une petite cantine de rue. En entrant dans l’établissement où il a ses habitudes chaque week-end depuis dix-sept ans – « depuis 2003, j’ai dû rater cinq week-ends au maximum parce que je suis rentré dans mon village pour assister à des mariages”􏱖, i􏰅l quitte e􏰈􏰘􏰈fin son casque, sa longue veste, et abandonne
ses grosses lunettes de soleil. Monsieur Chen découvre des joues et un ventre rond, de ceux qui tr􏰤u􏰂e􏰈t e􏰈 􏰅􏰋a􏰅c􏰤􏰤􏰅 u􏰈e 􏰪􏰤􏰈􏰈e c􏰤mpa􏰬􏰈ie. La peau de son visage légèrement violacée dit les longues journées passées dehors à braver le soleil ou le froid. À peine assis, il est rejoint 􏰱à table par une bouteille d’aloi de riz sans étiquette qui, une fois ouverte, sent fort les couloirs d’hôpital. “C’est ma réserve personnelle, dit-il en remplissant son verre. L’alcool, c’est mon trésor personnel pour sauver les hommes. Je leur sers deux verres, et ils se mettent à raconter leurs vies. J’ai ramené des personnes sur le point de se suicider à chacune des tables de ce restaurant.” Monsieur Chen avale son verre d’un trait, ne grimace pas, plonge ses baguettes dans sa soupe de tête de poisson au tofu et admet en un soupir: “L’alcool 􏰒􏰃􏰐􏰔 􏰎􏰊􏰒􏰒􏰌sert aussi à me faire oublier les histoires difficiles auxquelles je suis confronté. »

La petite fille de freud

Depuis 2006, Monsieur Chen tient un blog sur lequel il raconte chacun de ses sauvetages. Avec l’évolution de la société chinoise, les pr􏰤􏰪􏰅􏰺oblèmes d’argent ont laissé place aux troubles psychologiques, les paysans endettés au􏰶x victimes 􏰟􏰋d’adultère. 􏰥 À mesure que sa bouteille se vide, il débite à toute vitesse des histoires parfois rocambolesques, forcément tristes. Il dépeint le portrait d’une Chine dont chacune des personnes qu’il a sauvées incarne les maux: un père ruiné par le traitement de sa fille emportée par un cancer, des victimes d’arnaque, des femmes battues, des femmes trompées, parfois les deux, des petits paysans expropriés, une mère prête à faire le grand saut avec son fils autiste…􏱑 “Aujourd’hui, j’essaie de ne pas penser aux personnes que j’ai sauvées parce que leurs récits m’affectent beaucoup, raconte-t-il. 􏰚􏰋􏰃􏰒􏰔 􏰅« C’est la petite-fille de Freud, qui dirige une école de psychologie en Allemagne, qui m’a conseillé de faire le vide. Je lui ai parlé par l’intermédiaire d’un réalisateur allemand qui a fait un film sur moi. Elle m’a dit que je ramassais beaucoup de la misère du monde et qu’il ne fallait pas que je laisse mon esprit se faire dévorer par ces histoires. »

Pour l’aider dans sa tâche, Monsieur Chen reçoit régulièrement l’aide de retraités qui ont eu vent de son histoire, mais aussi de jeunes étudiants en psychologie, tentés de mettre 􏰱à profit les leçons apprises dans les amphithéâtres. Parfois, ce sont ceux qui, hier, s’apprêtaient à sauter qui, aujourd’hui, viennent en aide à celui qui les a sauvés. Wang Jing est l’une d’elle. Elle n’a pas eu besoin de traîner sur le pont pour que Monsieur Chen perçoive dans son regard le désespoir de ceux qui ne voient plus l’issue. Elle avait 27 ans, c’était dans un restaurant de Nankin, juste après une rupture amoureuse. “Maître Chen s’est approché de moi et a tout de suite compris que quelque chose n’allait pas. J’avais des idées noires. Il a pris le temps de m’écouter, on a longuement discuté, et j’ai appris ce qu’il faisait sur le grand pont. J’ai pris conscience qu’il y avait des histoires bien plus tristes que la mienne, j’ai repris confiance en moi et j’ai promis de venir l’aider de temps en temps. » Wang Jing jure que Monsieur Chen est une personne formidable, mais confesse qu’elle le trouve parfois triste. Elle a raison. C’est vrai que parfois, je me sens fatigué, concède-t-il. Mais je ne peux pas arrêter. Je sauve une petite trentaine de personnes par an. Si j’arrête, c’est autant de famille qui seront dans la souffrance. » L’épouse de Monsieur Chen, femme de ménage dans une entreprise privée, souhaiterait qu’il cesse ses activités. Elle le trouve trop ailleurs, trop absent. Mais leur fille de 22 ans, elle, le presse de continuer. « Mon père est un héros, je suis fière de ce qu’il fait, se réjouit-elle depuis la ville côtière de Qingdao où elle étudie la comptabilité. Il passe son temps libre à sauver des vies, nous avons besoin de gens comme lui! Et comme je dis à ma mère, il vaut mieux qu’il fasse ça, plutôt qu’il passe ses week-ends à perdre son argent en jouant au mah-jong! »

« Il ne faut jamais s’abandonner soi-même »

Aujourd’hui, Monsieur Chen n’a plus sa petite 􏰙c􏰛􏰤ppe et tra􏰂ai􏰅􏰅e, c􏰤􏰈tre 􏰝􏰵􏰵 eur􏰤s me􏰈sue􏰅, comme manutentionnaire dans une entreprise de livraison. Chaque mois, il consacre unquart de son salaire à la location d’un petit tr􏰤ois-pièce situé dans une résidence ouvrière, tout près du pont. Dans son « refuge des âmes blessées », il offre un toit et un peu de réconfort aux personnes qu’il a sauvées. « Souvent, ils sont en état de choc ou ont besoin de repos. Je les conduis ici et je leur dit qu’ils peuvent rester autant qu’ils veulent, jusqu’à ce qu’ils soient prêts à affronter le monde extérieur. », indique-t-il en faisant visiter les lieux. Dans le salon, Chen Si a laissé à disposition des visiteurs un jeu d’échec chinois, un livre de photographie, des planches de calligraphie et quelques ouvrages sur le bouddhisme 􏰤ou le christianisme pour ceux qui chercheraient leur salut dans la religion. Dans la cuisine, un fond de sauce soja et des paquets de nouilles instantanées attendent d’être réchauffés. En revanche, dans les tiroirs, il n’y a ni couteau ni ciseau: « Je fais aussi attention à louer des logements au rez-de-chaussée ou au premier étage pour que personne ne saute par la fenêtre. » Aux mur, Monsieur Chena aussi inscrit ses quatre commandements –observer, communiquer, observer encore, comprendre– et affiché des vers qu’il a lui-même inventés. Un pour la chambre des garçons, un pour celle des filles. Les dernières personnes à être passées ici, une mère et sa fille dépressive, ont ainsi pu lire: “Dans notre monde, on peut laisser des gens nous abandonner, mais il ne faut jamais s’abandonner soi-même. » Dans des cadres enfin, l’ange gardien s’affiche aux côtés de célébrités: Chen Luyu, l’Oprah Winfrey chinoise, qui l’a invité deux fois sur son plateau, une star de l’équipe de volley, la première femme a avoir atteint le sommet de l’Everest… « Cette photo a été prise lors de l’Assemblée du peuple à Pékin en 2007, se souvient-il en désignant un souvenir jauni. J’avais été invité à une réunion de héros ordinaires. Je n’ai pas mis ces photos pour faire mon malin, mais pour les gens qui arrivent ici sachent que je ne suis pas un imposteur. » Aucun de ceux qui sont passés ici ne sont devenus ses amis, mais beaucoup lui témoignent leur reconnaissance chaque année au moment du Nouvel An lunaire. Ceux qu’il a sauvés des eaux et qui vivent à Nankin l’invitent au restaurant ; les autres se fendent d’un coup de téléphone, comme pour lui rappeler qu’ils sont encore en vie.

Mais quid de ceux qui souhaitent définitivement en finir dans les courants meurtriers du Yangtze? Les paroles sages de Monsieur Chen peuvent-elles convaincre tout le monde, ou le fleuve est-il parfois plus fort? La question l’interpelle. Il ne sait pas. Il réfléchit. Il passe sa langue sur ses dents, secoue ses joues rondes, et l’air sérieux, il répond: « Je dirais que 99% des gens qui je sauve sont désespérés, mais qu’ils ne veulent pas vraiment mourir. En chinois, on a un proverbe qui dit: 􏱔􏰚􏰋C’est la saison des pluies, et tu as un trou sur ton toit. » Cela veut dire qu’un malheur n’arrive jamais seul. Mais moi, je crois que si on trouve un peu d’espoir lorsqu’on est confronté à un malheur, on n’a pas besoin d’aller jusqu’au suicide. Donc ma mission, c’est de continuer à aller sur le pont et d’être présent pour les 99% qui ne se suicideront pas si on leur donne un peu d’espoir. » Monsieur Chen semble satisfait de sa réponse. Puis il passe à nouveau sa langue sur ses dents et d’un air grave, il reprend: « Après, il y a tous les autres. Récemment, un homme a sauté du toit de l’immeuble en face de chez moi. Pour ceux-là, je ne peux rien faire. »

TEXTE ET PHOTOS PAR ANTOINE VÉDEILHÉ, AVEC CHARLIE WANG À NANKIN, EN CHINE POUR LE 2ÈME NUMÉRO DE SO GOOD