Visuel Liberté, ruralité, sororité © Denis Meyer pour So good
13.05.22

Liberté, ruralité, sororité

En Occitanie, là où les grands espaces et le “qu’en dira-t-on” empêchent souvent les femmes victimes de violences conjugales de parler, l’association Paroles de femmes a lancé un dispositif unique de “relais ruraux”: ces bénévoles, souvent d’anciennes victimes, forment une véritable troupe engagée pour sensibiliser dans leur commune. Rencontre avec des femmes qui, ensemble, sauvent discrètement des vies.

Par un jour pluvieux, dans un petit village, Louise*, quadragénaire aux cheveux auburn, le regard vert clair souligné d’une ombre à paupières dorée, s’avance à grandes enjambées décidées vers la pharmacie, des prospectus à la main. Ils parlent tous de violences conjugales, un sujet tabou par ici et dans la plupart des petits villages de France. C’est Danielle, l’une des pharmaciennes, qui la reçoit. “Personne n’en parle”, Dany, relais rural confirme-t-elle, “c’est déjà arrivé que des clientes nous demandent: qu’est-ce que je fais si je veux partir?” Ses paumes restent levées vers le ciel. Danielle n’avait su que répondre. Elle n’avait jusqu’à aujourd’hui jamais entendu parler de l’association que vient lui présenter Louise. Alors Louise déroule. L’association s’appelle Paroles de femmes, elle a été cofondée par Elisabeth Fournier en 2005. À l’époque, cette ancienne prof de danse avait remarqué qu’il n’y avait sur le territoire qu’une seule permanence du centre d’informations des droits des femmes.

Aujourd’hui, Paroles de femmes accompagne gratuitement 300 femmes par an, de 18 à 80 ans. L’association a un accueil de jour ainsi que des permanences délocalisées, comme à Lavaur et Puylaurens. En 2018, seules cinq femmes suivies sont retournées à leur domicile. Si Louise connaît si bien Paroles de femmes, c’est qu’elle aussi en a eu besoin. En 2013, elle s’installe dans ce village, ses deux enfants sous le bras, pour fuir son ex-mari violent. Son ex-conjoint a depuis été condamné à de la prison avec sursis, et Louise a obtenu la garde exclusive de ses deux fils. À son arrivée ici, Louise a pris contact avec Paroles de femmes, située à Gaillac, à une vingtaine de kilomètres de son bourg, pour un suivi psychologique essentiel pour elle et pour ses enfants. Naturellement, elle y est ensuite devenue bénévole. “J’ai appris à dominer mes peurs et j’ai repris confiance en moi grâce à leurs ateliers. Je voulais aussi leur apporter quelque chose”, raconte-t-elle.

On ne peut pas demander aux personnes violentées de faire le tour du village pour obtenir des informations

Dany, relais rural

Depuis quatre ans, Louise est donc “relais rural”. Après avoir suivi une formation qui détaille l’impact des violences conjugales, sa mission est désormais de sensibiliser aux violences et d’informer sur les actions de l’association. En sortant de la pharmacie, Louise est satisfaite: son message a été entendu, et si d’autres femmes en difficulté viennent à se confier à Danielle, la pharmacie saura désormais vers qui les orienter. Tous les jours ne sont pas aussi gratifiants. “Quand j’ai essayé d’en parler à la mairie, le maire m’a répondu qu’il n’y avait pas de violences conjugales dans son village…” soupire Louise (sollicité, l’élu n’a pas répondu). Mais Louise ne baisse pas les bras. “Une voisine m’a parlé de son ex violent. Je lui ai dit que Paroles de femmes existait, que j’y avais moi-même été et que tant qu’on ne faisait pas un travail sur soi, c’était difficile de ne plus fréquenter les mauvaises personnes. J’ai senti un frein de honte que ça se sache dans le village”, pointe Louise.

© Denis Meyer pour So good

Ce qu’a perçu Louise a été analysé dès 2012 par la Fédération nationale solidarité femmes dans une étude inédite sur “les violences faites aux femmes en milieu rural” en Pays de Loire et en Occitanie, avec Paroles de femmes notamment. En observant la situation de 1864 femmes vivant en zone rurale, un sombre constat a été dressé: ces femmes ne connaissent pas bien leurs droits, ni le numéro d’écoute national (le 3919), en zone rurale on manque de services de proximité de santé, de justice, et des difficultés de mobilité peuvent aggraver encore la situation. C’est pour répondre à ces manques qu’en 2013, Paroles de femmes a lancé le programme des “relais ruraux” dans le Tarn: il représente aujourd’hui 90 personnes au total, médecins et pharmaciens, élus et anciennes bénéficiaires…“La plus grosse difficulté, c’est le vide en matière d’accès aux droits”, pointe Maya de Chanterac, co-fondatrice de Paroles de femmes ayant travaillé sur l’étude. Elle s’alarme que 47% des féminicides se soient produits en zone gendarmerie –qui comprend les zones péri-urbaines, les communes de moins de 20 000 habitants et les campagnes– en 2019. “Cela veut dire qu’il y a plus de féminicides dans un espace recevant moins de subventions, vu que l’État attribue les moyens par densité de population –70% du territoire couvert par des zones rurales, où habitent 25 % de la population.” Pour pallier ce “handicap plus fort en milieu rural” décrit par Elisabeth Fournier, “parce que les gendarmes du coin ou le médecin de famille peuvent jouer dans la même équipe de foot ou de rugby que le conjoint violent par exemple”, les relais ruraux se multiplient. Morgane, 32 ans, fut l’une des premières à s’engager.

Après une vie violente auprès de son ex-mari, Morgane s’est installée à Souel, un village de 176 âmes. “Mon ex-conjoint m’a isolée, il avait pris mon véhicule, mes papiers. Je connais la honte, et en milieu rural, le silence est parfois décuplé”, relate-elle. Elle se sert désormais de son histoire personnelle pour sensibiliser tous ceux qui veulent bien l’écouter au village. Un mercredi devant l’école de ses enfants, Morgane s’est présentée aux autres parents en mentionnant son activité de personne relais. Une femme l’a interpellée, pour lui parler d’une de ses amies, victime de violence. “Souvent, quand quelqu’un me dit ‘j’ai une amie’, c’est peut-être pour elle. Je lui ai expliqué que tout serait confidentiel, qu’il y avait des permanences à Gaillac, si elle avait peur d’être vue.” Morgane ne s’était pas trompée, cette femme s’est par la suite rendue à l’association.

Sororité et discrétion

À 75 ans, elle apparaît toute vêtue de rouge, les cheveux crépus brun et blanc coupés court. Dany Dunet, grand-mère à la retraite, ancienne comptable, s’est formée en tant qu’écoutante au Planning familial. En tant que personne “relais” à Montgaillard, village de 450 habitants entouré de plaines verdoyantes, elle a déposé des prospectus à la crèche, chez le boucher, à l’épicerie, chez le médecin… “On ne peut pas demander aux personnes violentées de faire le tour du village pour obtenir des informations”, pose Dany. Aujourd’hui, elle se rend à la bibliothèque tenue par des bénévoles à la retraite. “Comme tu reçois essentiellement des femmes ici, il faut être à l’écoute”, conseille Dany à Madeleine, la bibliothécaire. Celle-ci parcourt le prospectus attentivement et approuve: “C’est important qu’elles se sentent soutenues. Il y a tellement de ‘on dit’ dans les villages…” C’est aussi l’avis de Monique Corbière-Fauvel, ancienne maire de Cadelen, 1557 habitants. “Dans un village, il y a des familles implantées depuis cinq générations, donc si des violences se produisent chez eux, cela rend beaucoup plus difficile la libération de la parole”, se désole-t-elle.

© Denis Meyer pour So good

Face à la mairie de Cadalen, un puits hors service, une église et une poste se côtoient. Derrière une allée d’arbres, sur la porte vitrée de la pharmacie, une affiche plastifiée de Paroles de femmes accueille les clients.“Il y a quelques années, une femme violentée est arrivée en catastrophe à la pharmacie, je ne savais pas quoi faire à part l’envoyer chez le médecin”, raconte la responsable Paule, 61 ans. Après cet épisode qui l’a remuée, Paule a décidé de devenir “relais”elle aussi. D’après la chercheuse Charlotte Martinez, la sororité en milieu rural est particulièrement forte: “J’ai remarqué que, souvent, après être sorties des violences, ces femmes se créent des réseaux de femmes opprimées ou deviennent bénévoles”, note-t-elle. Marie*, 41 ans, en est l’exemple type. Avec le soutien de Paroles de femmes, elle a créé dans sa commune, Verfeil en Haute-Garonne, l’association Une autre femme.

Quand j’ai essayé d’en parler à la mairie, le maire m’a répondu qu’il n’y avait pas de violences conjugales dans son village…

Louise, relais rural

Tous les lundis, depuis l’été 2019, Marie, épaulée par sa mère, reçoit des femmes victimes dans un bureau prêté par la maison des solidarités. “Certaines craignent qu’on les voie entrer ici, mais rien n’indique notre présence”, précise-t-elle, des boucles d’oreilles en forme de soleil caressant ses joues. Cette infirmière puéricultrice a vécu huit ans de violences conjugales. Quand elle a voulu porter plainte, elle n’a pas été crue par les gendarmes. Pour elle, il était essentiel de former les gendarmes à ce qu’est le cycle de la violence. Morgane, à Souel, indique: “On ne peut pas forcer les femmes à se rendre en association. Une voisine m’a dit que son conjoint allait ‘se faire soigner’… Je connais ces excuses-là, mais c’est à elle de décider quand partir. Tout ce que je peux faire, c’est lui dire que je suis là en cas de besoin.” La survivante croit néanmoins en la force de la parole: “C’est à petit pas de fourmis qu’on va y arriver. Les gens n’ont pas conscience que tous les deux jours, une femme meurt sous les coups, mais quand on leur explique que ça peut être une de leurs voisines, cousines, de leurs filles, on les marque.”

* Les prénoms ont été changés.

Article issu du n°3 du magazine So good, sorti en kiosque le 17 décembre 2020.
Texte : Sophie Boutboul, en Occitanie. Photos : Denis Meyer pour So good.