En Occitanie, lĂ oĂč les grands espaces et le âquâen dira-t-onâ empĂȘchent souvent les femmes victimes de violences conjugales de parler, lâassociation Paroles de femmes a lancĂ© un dispositif unique de ârelais rurauxâ: ces bĂ©nĂ©voles, souvent dâanciennes victimes, forment une vĂ©ritable troupe engagĂ©e pour sensibiliser dans leur commune. Rencontre avec des femmes qui, ensemble, sauvent discrĂštement des vies.
Par un jour pluvieux, dans un petit village, Louise*, quadragĂ©naire aux cheveux auburn, le regard vert clair soulignĂ© dâune ombre Ă paupiĂšres dorĂ©e, sâavance Ă grandes enjambĂ©es dĂ©cidĂ©es vers la pharmacie, des prospectus Ă la main. Ils parlent tous de violences conjugales, un sujet tabou par ici et dans la plupart des petits villages de France. Câest Danielle, lâune des pharmaciennes, qui la reçoit. âPersonne nâen parleâ, Dany, relais rural confirme-t-elle, âcâest dĂ©jĂ arrivĂ© que des clientes nous demandent: quâest-ce que je fais si je veux partir?â Ses paumes restent levĂ©es vers le ciel. Danielle nâavait su que rĂ©pondre. Elle nâavait jusquâĂ aujourdâhui jamais entendu parler de lâassociation que vient lui prĂ©senter Louise. Alors Louise dĂ©roule. Lâassociation sâappelle Paroles de femmes, elle a Ă©tĂ© cofondĂ©e par Elisabeth Fournier en 2005. Ă lâĂ©poque, cette ancienne prof de danse avait remarquĂ© quâil nây avait sur le territoire quâune seule permanence du centre dâinformations des droits des femmes.
Aujourdâhui, Paroles de femmes accompagne gratuitement 300 femmes par an, de 18 Ă 80 ans. Lâassociation a un accueil de jour ainsi que des permanences dĂ©localisĂ©es, comme Ă Lavaur et Puylaurens. En 2018, seules cinq femmes suivies sont retournĂ©es Ă leur domicile. Si Louise connaĂźt si bien Paroles de femmes, câest quâelle aussi en a eu besoin. En 2013, elle sâinstalle dans ce village, ses deux enfants sous le bras, pour fuir son ex-mari violent. Son ex-conjoint a depuis Ă©tĂ© condamnĂ© Ă de la prison avec sursis, et Louise a obtenu la garde exclusive de ses deux fils. Ă son arrivĂ©e ici, Louise a pris contact avec Paroles de femmes, situĂ©e Ă Gaillac, Ă une vingtaine de kilomĂštres de son bourg, pour un suivi psychologique essentiel pour elle et pour ses enfants. Naturellement, elle y est ensuite devenue bĂ©nĂ©vole. âJâai appris Ă dominer mes peurs et jâai repris confiance en moi grĂące Ă leurs ateliers. Je voulais aussi leur apporter quelque choseâ, raconte-t-elle.
On ne peut pas demander aux personnes violentées de faire le tour du village pour obtenir des informations
Dany, relais rural
Depuis quatre ans, Louise est donc ârelais ruralâ. AprĂšs avoir suivi une formation qui dĂ©taille lâimpact des violences conjugales, sa mission est dĂ©sormais de sensibiliser aux violences et dâinformer sur les actions de lâassociation. En sortant de la pharmacie, Louise est satisfaite: son message a Ă©tĂ© entendu, et si dâautres femmes en difficultĂ© viennent Ă se confier Ă Danielle, la pharmacie saura dĂ©sormais vers qui les orienter. Tous les jours ne sont pas aussi gratifiants. âQuand jâai essayĂ© dâen parler Ă la mairie, le maire mâa rĂ©pondu quâil nây avait pas de violences conjugales dans son village…â soupire Louise (sollicitĂ©, lâĂ©lu nâa pas rĂ©pondu). Mais Louise ne baisse pas les bras. âUne voisine mâa parlĂ© de son ex violent. Je lui ai dit que Paroles de femmes existait, que jây avais moi-mĂȘme Ă©tĂ© et que tant quâon ne faisait pas un travail sur soi, câĂ©tait difficile de ne plus frĂ©quenter les mauvaises personnes. Jâai senti un frein de honte que ça se sache dans le villageâ, pointe Louise.

Ce quâa perçu Louise a Ă©tĂ© analysĂ© dĂšs 2012 par la FĂ©dĂ©ration nationale solidaritĂ© femmes dans une Ă©tude inĂ©dite sur âles violences faites aux femmes en milieu ruralâ en Pays de Loire et en Occitanie, avec Paroles de femmes notamment. En observant la situation de 1864 femmes vivant en zone rurale, un sombre constat a Ă©tĂ© dressĂ©: ces femmes ne connaissent pas bien leurs droits, ni le numĂ©ro dâĂ©coute national (le 3919), en zone rurale on manque de services de proximitĂ© de santĂ©, de justice, et des difficultĂ©s de mobilitĂ© peuvent aggraver encore la situation. Câest pour rĂ©pondre Ă ces manques quâen 2013, Paroles de femmes a lancĂ© le programme des ârelais rurauxâ dans le Tarn: il reprĂ©sente aujourdâhui 90 personnes au total, mĂ©decins et pharmaciens, élus et anciennes bĂ©nĂ©ficiaires…âLa plus grosse difficultĂ©, câest le vide en matiĂšre dâaccĂšs aux droitsâ, pointe Maya de Chanterac, co-fondatrice de Paroles de femmes ayant travaillĂ© sur lâĂ©tude. Elle sâalarme que 47% des fĂ©minicides se soient produits en zone gendarmerie âqui comprend les zones pĂ©ri-urbaines, les communes de moins de 20 000 habitants et les campagnesâ en 2019. âCela veut dire quâil y a plus de fĂ©minicides dans un espace recevant moins de subventions, vu que lâĂtat attribue les moyens par densitĂ© de population â70% du territoire couvert par des zones rurales, oĂč habitent 25 % de la population.â Pour pallier ce âhandicap plus fort en milieu ruralâ dĂ©crit par Elisabeth Fournier, âparce que les gendarmes du coin ou le mĂ©decin de famille peuvent jouer dans la mĂȘme Ă©quipe de foot ou de rugby que le conjoint violent par exempleâ, les relais ruraux se multiplient. Morgane, 32 ans, fut lâune des premiĂšres Ă sâengager.
AprĂšs une vie violente auprĂšs de son ex-mari, Morgane sâest installĂ©e à Souel, un village de 176 Ăąmes. âMon ex-conjoint mâa isolĂ©e, il avait pris mon vĂ©hicule, mes papiers. Je connais la honte, et en milieu rural, le silence est parfois dĂ©cuplĂ©â, relate-elle. Elle se sert dĂ©sormais de son histoire personnelle pour sensibiliser tous ceux qui veulent bien lâĂ©couter au village. Un mercredi devant lâĂ©cole de ses enfants, Morgane sâest prĂ©sentĂ©e aux autres parents en mentionnant son activitĂ© de personne relais. Une femme lâa interpellĂ©e, pour lui parler dâune de ses amies, victime de violence. âSouvent, quand quelquâun me dit âjâai une amieâ, câest peut-ĂȘtre pour elle. Je lui ai expliquĂ© que tout serait confidentiel, quâil y avait des permanences à Gaillac, si elle avait peur dâĂȘtre vue.â Morgane ne sâĂ©tait pas trompĂ©e, cette femme sâest par la suite rendue Ă lâassociation.
Sororité et discrétion
Ă 75 ans, elle apparaĂźt toute vĂȘtue de rouge, les cheveux crĂ©pus brun et blanc coupĂ©s court. Dany Dunet, grand-mĂšre Ă la retraite, ancienne comptable, sâest formĂ©e en tant quâĂ©coutante au Planning familial. En tant que personne ârelaisâ Ă Â Montgaillard, village de 450 habitants entourĂ© de plaines verdoyantes, elle a dĂ©posĂ© des prospectus Ă la crĂšche, chez le boucher, Ă lâĂ©picerie, chez le mĂ©decin… âOn ne peut pas demander aux personnes violentĂ©es de faire le tour du village pour obtenir des informationsâ, pose Dany. Aujourdâhui, elle se rend Ă la bibliothĂšque tenue par des bĂ©nĂ©voles Ă la retraite. âComme tu reçois essentiellement des femmes ici, il faut ĂȘtre Ă lâĂ©couteâ, conseille Dany Ă Madeleine, la bibliothĂ©caire. Celle-ci parcourt le prospectus attentivement et approuve: âCâest important quâelles se sentent soutenues. Il y a tellement de âon ditâ dans les villages…â Câest aussi lâavis de Monique CorbiĂšre-Fauvel, ancienne maire de Cadelen, 1557 habitants. âDans un village, il y a des familles implantĂ©es depuis cinq gĂ©nĂ©rations, donc si des violences se produisent chez eux, cela rend beaucoup plus difficile la libĂ©ration de la paroleâ, se dĂ©sole-t-elle.

Face Ă la mairie de Cadalen, un puits hors service, une Ă©glise et une poste se cĂŽtoient. DerriĂšre une allĂ©e dâarbres, sur la porte vitrĂ©e de la pharmacie, une affiche plastifiĂ©e de Paroles de femmes accueille les clients.âIl y a quelques annĂ©es, une femme violentĂ©e est arrivĂ©e en catastrophe Ă la pharmacie, je ne savais pas quoi faire Ă part lâenvoyer chez le mĂ©decinâ, raconte la responsable Paule, 61 ans. AprĂšs cet Ă©pisode qui lâa remuĂ©e, Paule a dĂ©cidĂ© de devenir ârelaisâelle aussi. DâaprĂšs la chercheuse Charlotte Martinez, la sororitĂ© en milieu rural est particuliĂšrement forte: âJâai remarquĂ© que, souvent, aprĂšs ĂȘtre sorties des violences, ces femmes se crĂ©ent des rĂ©seaux de femmes opprimĂ©es ou deviennent bĂ©nĂ©volesâ, note-t-elle. Marie*, 41 ans, en est lâexemple type. Avec le soutien de Paroles de femmes, elle a créé dans sa commune, Verfeil en Haute-Garonne, lâassociation Une autre femme.
Quand jâai essayĂ© dâen parler Ă la mairie, le maire mâa rĂ©pondu quâil nây avait pas de violences conjugales dans son village…
Louise, relais rural
Tous les lundis, depuis lâĂ©tĂ© 2019, Marie, Ă©paulĂ©e par sa mĂšre, reçoit des femmes victimes dans un bureau prĂȘtĂ© par la maison des solidaritĂ©s. âCertaines craignent quâon les voie entrer ici, mais rien nâindique notre prĂ©senceâ, prĂ©cise-t-elle, des boucles dâoreilles en forme de soleil caressant ses joues. Cette infirmiĂšre puĂ©ricultrice a vĂ©cu huit ans de violences conjugales. Quand elle a voulu porter plainte, elle nâa pas Ă©tĂ© crue par les gendarmes. Pour elle, il Ă©tait essentiel de former les gendarmes Ă ce quâest le cycle de la violence. Morgane, Ă Souel, indique: âOn ne peut pas forcer les femmes Ă se rendre en association. Une voisine mâa dit que son conjoint allait âse faire soignerâ… Je connais ces excuses-lĂ , mais câest Ă elle de dĂ©cider quand partir. Tout ce que je peux faire, câest lui dire que je suis lĂ en cas de besoin.â La survivante croit nĂ©anmoins en la force de la parole: âCâest Ă petit pas de fourmis quâon va y arriver. Les gens nâont pas conscience que tous les deux jours, une femme meurt sous les coups, mais quand on leur explique que ça peut ĂȘtre une de leurs voisines, cousines, de leurs filles, on les marque.â
* Les prénoms ont été changés.