Visuel SOS Migrants, la vigie du ciel
10.03.23

SOS Migrants, la vigie du ciel

Face au drame qui se joue en mer Méditerranée, José Benavente a mis une partie de ses économies dans l’acquisition d’un petit avion et a fondé l’association Pilotes volontaires. Depuis, il a passé une grande partie de son temps à survoler les eaux pour repérer et signaler les embarcations en détresse

De là-haut, on peut admirer les magnifiques côtes turquoise au large de Lampedusa, le vent rentre dans les voiles blanches des quelques rares voiliers. Derrière le poste de pilotage du petit avion de José Benavente, la vue est sans conteste magnifique. Pourtant, ce n’est pas la fine démarcation entre les bleus du ciel et de la mer qui intéresse le pilote. Lui a les yeux rivés dans ses jumelles et l’air sérieux. Pour entrer dans son petit avion, il faut que ce jeune quinquagénaire se contorsionne, après avoir passé rapidement un petit coup de chiffon sur le pare-brise. À l’intérieur, pas vraiment une partie de plaisir: mieux vaut ne. pas être claustrophobe et avoir une bonne raison de s’envoyer en l’air. C’est le cas de José. “Je ne suis pas un pilote passionné, féru d’aviation, comme il en existe tant dans le milieu de l’aéronautique. Pour moi, l’avion n’a toujours été qu’un outil”, assure-t-il. Pourtant, Benavente ne compte plus ses heures de vol dans cette petite cabine, où il peut parfois faire jusqu’à 45 degrés et où il reste des heures au-dessus de la Méditerranée, le regard fixé vers l’horizon et sur ses deux écrans de contrôle. Il n’a qu’un seul objectif: sauver des vies. “Je n’ai que ça en tête, en mission: repérer le maximum d’embarcations à la dérive, qui sont autant de naufrages évités et de vies secourues”, poursuit-il d’une même voix, impassible. C’est pour cette simple mais impérieuse raison –“de l’assistance à personne en danger, tout simplement”, résume-t-il– que José Benavente a cofondé son association, Pilotes volontaires, il y a bientôt 3 ans. Avec Benoît Micolon, un ami pilote de ligne, ils rassemblent alors leurs économies et rachètent d’occasion ce petit avion à moteur, un MCR 4s, pour 130 000 euros. Son surnom est tout trouvé: le “Colibri”, en hommage à la légende amérindienne, chère à Pierre Rabhi, qui dit qu’“aussi petit qu’on soit –ce qui est notre cas– chacun peut faire sa part, et cette part compte, même si elle peut sembler bien dérisoire”, rappelle ainsi Benavente.

La Méditerranée, aujourd’hui, c’est une immense fosse commune.


De fait, c’est peu dire que cet élan de générosité ressemble à une petite goutte d’optimisme dans un océan de malheur, à l’heure où les drames se multiplient au large des côtes libyennes. Mi-novembre, trois nouveaux naufrages ont tué 900 morts le funeste bilan de l’année 2020 selon l’OIM (Organisation internationale pour les migrations). Au total, ce seraient plus de 20 000 personnes qui auraient péri dans les eaux de la Méditerranée, depuis 2014 et le début de ladite “crise migratoire”. Et encore, José Benavente, qui patrouille le plus souvent au-dessus d’une zone rectangulaire de 150 km sur 50 km de large, à environ 44 km des côtes libyennes et où 95% des bateaux partant de Libye se retrouvent en difficulté, ne se fait guère d’illusions sur les chiffres officiels: “On sait pertinemment qu’ils sont largement sous-estimés, et ce, pour une raison simple: le seul moyen d’établir ce comptage, c’est de le faire sur le témoignage des survivants ou en retrouvant des corps. Or dans les deux cas, c’est malheureusement assez rare…” L’homme sait de quoi il parle: très régulièrement, lors de ses sorties aériennes, il observe ce qu’il appelle des “épaves semi-flottantes”, pour lesquelles personne ne saura jamais ce qu’il s’est réellement passé, ni combien de personnes ont sombré au cours d’une énième tentative de traversée. Un spectacle désolant, qui lui inspire aujourd’hui cette réflexion: “On parle souvent d’un grand cimetière pour désigner aujourd’hui la Méditerranée. Mais un cimetière, c’est un endroit digne, avec une marque d’identification du défunt, pour que les proches puissent venir se recueillir et faire leur deuil… La Méditerranée,
ce n’est pas du tout ça: c’est une immense fosse commune.”

Six mille personnes sauvées

Réduire ces chiffres catastrophiques, c’est la grande obsession du pilote. Depuis
ses débuts en mai 2018, l’association a désormais effectué 95 vols qui auront permis de repérer 78 bateaux en détresse. Ce sont près de 6000 personnes qui auront été ainsi repêchées –un chiffre que José comptabilise précieusement. La marche à suivre est toujours la même: à chaque mission, le Colibri embarque un pilote accompagné de deux observateurs –parfois trois, selon le poids– qui vont patrouiller, jumelles au cou, par- dessus l’immensité des flots, pendant 6 ou 7 heures, à la recherche du moindre objet flottant, au loin. Des virées loin de tout repos. Une fois repérée l’embarcation en difficulté, ses coordonnées sont communiquées à un agent de liaison, resté au sol –l’autre maillon essentiel de la chaîne. C’est lui qui transmet ensuite la position au Maritime Rescue Coordination Center, qui déclenchera les
secours en mer, en dépêchant (normalement) le bateau le plus proche pour porter assistance. Un dispositif à qui l’on doit quelques jolis succès: comme ce 12 juin 2019, lorsque l’avion de Pilotes volontaires signale une embarcation mal en point, comportant une cinquantaine de personnes. Cette fois, à la rescousse, se présente le bateau humanitaire Sea-Watch 3, dont la capitaine, Carole Rackete, sera arrêtée deux semaines plus tard, à l’arrivée dans le port de Lampedusa, après avoir forcé le blocus des autorités italiennes leur refusant le droit d’accoster. S’il n’encourt pas, a priori, le même risque de son côté, et s’il n’est pas directement menacé d’un “délit de solidarité”, José Benavente sait bien, néanmoins, que les relations avec les autorités politiques, en Europe, s’apparentent à un vaste jeu du chat et de la souris. “Le pouvoir italien traque toutes les irrégularités possibles pour entraver notre activité. Sans compter que le droit maritime international, qui stipule que chaque rescapé doit être débarqué dans un ‘port sûr’, est régulièrement violé lorsqu’on renvoie les exilés en Libye…” rapporte-t-il. Une situation qui justifie une certaine discrétion au sujet des partenaires et des quelques mécènes qui soutiennent aujourd’hui le travail de Pilotes volontaires. Pour contribuer à la récolte des fonds privés, l’unique source de financement de l’association aujourd’hui, l’artiste lithographe Xavier a récemment conçu, depuis l’atelier Clot à Paris, une estampe représentant un avion de Pilotes volontaires, dont la vente est censée pouvoir financer, symboliquement, une heure de vol (sachant que le coût d’une journée d’observation est estimé à 2800 euros, environ). “Cette association nous remet à notre petite place d’humain, témoigne celui qui a notamment travaillé avec Andrée Chédid. De nos jours, c’est rare les gens qui vous donnent l’impression d’être bon.”

Ce n’est pas à nous de faire respecter les droits de l’homme, et pourtant…


À 51 ans, José Benavente a ce ton, un peu désarmant, des gens qui racontent un
engagement hors du commun –ainsi que l’horreur qu’il a choisi d’affronter– avec
un calme olympien, sans aucune variation d’émotion dans la voix, ni encore moins de sensationnalisme. Comme si seule l’urgence de la tâche nécessitait d’y consacrer toute son énergie, tous ses week-ends, toute sa vie. C’est en tout cas ce que laissent entendre les “tout simplement” et “c’est aussi simple que ça” dont il ponctue régulièrement ses phrases, comme pour clore définitivement un débat qui n’a pas lieu d’être: “On ne peut pas rester indifférent et insensible à ces drames qui frappent nos semblables, on ne peut pas ne pas agir. C’est aussi simple que cela.” Il y a peut-être aussi l’habitude: cela fait 25 ans que Benavente sauve des vies. D’abord, au mitan des années 1990, au service de grandes ONG humanitaires, Action contre la faim puis le CICR (Comité international de la Croix-Rouge), puis en tant qu’ingénieur hydraulique, spécialisé dans l’approvisionnement en eau potable. “Mais j’ai vite compris que si l’on pouvait faire tout ça, creuser des trous et installer des pompes, c’était parce que l’avion nous permettait d’accéder aux terrains les plus compliqués, et d’y amener du matériel”, raconte celui qui décide alors de passer ses licences de pilote privé en 2000, puis de pilote professionnel en 2006. Reconverti dans l’organisation des opérations aériennes, José Benavente a continué de courir le monde, au plus près des zones de conflit et des territoires ravagés par la misère ou des catastrophes –Somalie, Irak, Tchad, Congo, Kirghizstan, Sud-Soudan parmi les derniers pays visités. Jusqu’à tout quitter, à l’été 2019. Après avoir longtemps nourri cette idée d’assistance aérienne –en germe, dit-il, dès les années 1990, à l’époque des premières traversées
dramatiques–, puis avoir jonglé pendant un an et demi avec ses obligations professionnelles pour lancer Pilotes volontaires, José Benavente a fait le choix de se consacrer entièrement à son association, en dépit de ses moyens encore très limités. Et tant pis pour la vie d’expat’, assez confortable, qu’il menait au Kenya, avec
sa femme rencontrée en Ouganda et leurs deux enfants. Depuis un an et demi, la famille s’est installée dans le Bugey, à 70 kilomètres de Lyon, avec pour seul revenu le maigre salaire d’aide à la personne qu’exerce Madame Benavente. Mais là encore, José hausse les épaules. Il n’aurait pu en être autrement, dit-il.

Le témoin gênant

Dotée d’un budget annuel de 300000 euros, l’association compte aujourd’hui une
douzaine de membres actifs, tous entièrement bénévoles. Et ce, malgré le départ de
quelques-uns des membres fondateurs, la structure n’ayant pas été épargnée par des
divergences stratégiques qui frappent parfois les organisations de solidarité. Thaïs Bodin a rejoint l’association à l’été 2019: “J’étais sensible au désastre en Méditerranée, et touchée de voir comment les actions de Pilotes volontaires, à taille
humaine, permettaient d’agir très concrètement face à ça”, dit-elle. Aujourd’hui agent de liaison, elle loue “la détermination” à toute épreuve de José, et “son énergie communicative”. Pour l’intéressé, Pilotes volontaires n’a “rien inventé”: “On sait depuis longtemps que le meilleur moyen de retrouver des gens en mer, c’est d’associer des moyens aériens à des moyens maritimes”, se contente-t-il de rappeler, pragmatique. Au fond, le pilote sait bien que ce n’est pas à lui de devoir assumer une telle mission, bien trop large pour ses seules épaules. “On est conscients que ce n’est pas notre place, que ce n’est pas à nous de faire respecter les conventions internationales ou
les droits de l’homme. Mais puisque personne d’autre ne le fait…” Il sait bien, aussi,
que les temps s’annoncent peut-être encore plus durs, dans les prochains mois:
avec la pandémie, l’activité de Pilotes volontaires a connu un net coup d’arrêt. L’association en a profité pour acheter un nouvel avion, à doubles moteurs, après que le fameux Colibri a été interdit de vol par les autorités italiennes, pour raisons mécaniques, à l’été 2019… Pour l’heure, son remplaçant reste cloué au sol, dans l’attente d’une immatriculation et des autorisations administratives –toutes
les occasions sont bonnes pour mettre de nouveaux bâtons dans les ailes… Mais un
homme peut-il s’opposer à la politique d’un continent? “José Benavente est devenu le témoin gênant des drames qu’on veut passer sous silence”, affirme la journaliste et réalisatrice Julia Montfort, qui a passé quelques jours à ses côtés avant de publier Carnets de solidarité, plongée dans une France qui défend sa tradition d’accueil (éd. Payot). “Par son engagement, et son abnégation totale, il fustige l’acceptation
politique du laisser-mourir en Méditerranée”, assure-t- elle. José, lui, ne verse pas vraiment dans la politique. Tout cela, pour lui, est seulement “une évidence”.

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Par Barnabé Binctin
Photos: Marc Cellier pour So good n°3