Visuel « Nantes, c’est un haut-lieu de l’ESS, mais aussi des manifs. L’un ne va pas sans l’autre. »
31.10.22

« Nantes, c’est un haut-lieu de l’ESS, mais aussi des manifs. L’un ne va pas sans l’autre. »

Comprendre ce qu’est l’économie sociale et solidaire et pourquoi la région nantaise est en pointe sur ces questions, c’est plonger dans l’histoire d’une région syndiquée et confédérée jusqu’à l’os. Des ferments déterminants selon Damien Labrousse, directeur adjoint des Ecossolies, une association qui fédère l’ESS de la région comme Excalibur la Bretagne.

Nantes, on la connaît pour son auguste cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul, dont le malheureux incendie à l’été 2020 n’a pas bénéficié du même élan solidaire que
Notre-Dame. On la connait aussi pour son château des ducs de Bretagne, dont le style gothique flamboyant a certainement dû susciter la convoitise de Booba, duc autoproclamé de Boulogne. Nantes, qu’on connaît également grâce à Anne de Bretagne, la duchesse qui fut reine deux fois et qui aurait rendu les routes
bretonnes gratuites. Nantes enfin, la ville qui a nourri l’imaginaire tentaculaire de Jules Verne, pionnier de la science-fiction française et coqueluche des profs de français au collège. Ça, c’est pour la Nantes des cartes postales. Car derrière le vernis, Nantes et la Loire-Atlantique, c’est aussi un passé ouvrier et paysan sans lequel la région n’aurait pas la même visage. «Notre région est traversée par l’histoire des travailleurs. Les chantiers navals ont été le ferment du syndicalisme ouvrier, le travail de la terre a mené aux confédérations paysannes et aux mutualités agricoles afin de limiter les pertes et d’éviter les taux d’usure», rappelle Damien Labrousse, nantais d’origine et directeur adjoint des Ecossolies, réseau qui réunit les acteurs de l’ESS régionale. «Cette âme ouvrière et paysanne a porté une économie dite sociale, c’est-à-dire socialement portée par un groupe qui répond à ses propres besoins, ainsi qu’une économie solidaire, je veux dire par là en lutte contre le chômage et l’exclusion sociale dont souffrent ceux qui se trouvaient en dehors du groupe originel. Créer une coopérative c’est une portée sociale, y embaucher des personnes en réinsertion c’est une portée solidaire», résume Damien, rompu à l’exercice et déjargonneur à temps plein.

Cette économie sociale et solidaire a par ailleurs été confortée par la loi de 1901 pour les associations et celle de 1947 pour les coopératives autonomes. «Ça a permis a de grosses coopératives historiques de la région de se développer. Par exemple, le colosse Terrena, créé en 1971, qui regroupe dans le Grand Ouest rien de moins que 21 000 agriculteurs et 13 500 salariés. À Nantes, 280 salariés se chargent de la vente des légumes. Il y a aussi Macoretz, une coopérative de 230 salariés spécialisée dans les métiers du bâtiment.» De gros poissons qui, à l’image des autres grosses coopératives françaises, s’affairent aussi bien dans l’agriculture, l’élevage que la banque et le commerce. L’intérêt est double: une meilleure participation des salariés car une voix égale un vote, mais aussi une partie des bénéfices placés dans une réserve impartageable, donc non repartis en dividende. Le Kiosque Paysan, que nous avons rencontré à Nantes, a adopté la forme d’une coopérative, une SCIP plus précisément, une société coopérative d’intérêt collectif dont le coordinateur a vécu un an en Corée du Nord.

(Ci-dessus, écoutez le cinquième épisode de Direction Demain, enregistré à Nantes à la rencontre du Kiosque Paysan, une coopérative nantaise qui propose une «AMAP» entre paysans engagés et métiers de bouche sous forme de livraison mutualisée et décarbonée).


L’ESS nantaise, c’est donc la rencontre entre l’histoire ouvrière et paysanne de la région et la volonté politique des élus nantais. «En 2002, Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes et président de la métropole, s’accorde avec les Verts sur une politique ESS. Pour ça que marche, ils voulaient que ça vienne de la base. Ils ont donc créé dans les zones les plus pauvres de la métropole des équipes de quartier. Ce lien avec les habitants et leur implication dans la politique ultra locale a nettement favorisé l’émergence de l’ESS. Dans la culture, le sport, l’associatif, les gens ont pu exprimer leurs besoins», rappelle Damien Labrousse, qui a vu ces équipes de quartier à l’oeuvre. Galvanisés par cette initiative de la gauche, Damien et ses potes emboîtent le pas et lancent les Ecossolies, premier réseau local pour rassembler les acteurs de l’ESS. «On l’a appelé l’Inter Réseau de l’économie sociale et solidaire, mais c’était un nom à rallonge. On l’a vite troqué pour Les Écossolies. En 2006, on a rassemblé 30 000 visiteurs et plus de 500 structures de l’ESS à Nantes autour d’ateliers, de débats, de spectacles. Les gens étaient bouillants. C’est là qu’on s’est dit qu’il y avait un truc dans l’air. On s’est mis à tenir une braderie du réemploi, à vendre des vélos retapés, des produits fabriqués par des anciens détenus. On voulait montrer que l’ESS pouvait faire du chiffre d’affaires tout en ayant une dimension éthique

Damien et ses potes ne se sont pas trompés dans leur intuition. Aujourd’hui, l’ESS représente 16% des emplois privés de la métropole nantaise, avec 2800 employeurs et 36 000 salariés. En 2014, ce groupe de Nantais zélé créé Solilab afin de regrouper des associations et entreprises du secteur dans des bureaux communs. «On est a coté des Machines de l’Ile et du Marché d’intérêt national de Nantes. On y accueille Echobat qui bosse dans l’écoconstruction, Compostri’ et son compostage partagé, Les Connexions qui lutte contre les déchets de l’évènementiel. À la base, cet espace qu’on a récupéré, c’était des friches sans destination, d’anciens chantiers navals et des hangars de commerce agricole qu’il fallait réhabiliter. Ce renouvellement de l’espace a permis d’ouvrir l’école des Beaux-Arts de Nantes, une école d’architecture, de maintenir les deux grues Titan, symbole du port de commerce qu’a été la ville. Ça a aussi permis la création des Machines de l’Ile, même si ces géants de bois ont remplacé les carnavals de l’époque, nettement plus politique», souligne Damien, toujours enclin à rappeler, la voie soudainement sérieuse, les enjeux politiques cachés derrière les phénomènes d’apparence ordinaires. «Toit à Moi et son cofondateur, Denis Castin, que vous avez rencontré, était au Solilab pendant un moment», glisse le directeur adjoint des Ecossolies.

(Ci-dessus, écoutez le cinquième épisode de Son fief, sa bataille, enregistré à Nantes avec Toit à moi, une association qui achète depuis quinze ans des appartements pour loger et réinsérer des sans-abris)


Les tiers lieux, ces fameux espaces hybrides devenus des figures incontournables de toute bonne politique ESS, sont évidemment légion à Nantes. «Il y a bien sur les projets d’urbanisme transitoire très brandés type Warehouse pour la fête, Cocotte solidaire pour la restauration, Open Lande pour la fabrique de projets écolos… Ils sont importants, mais il y en plein d’autres d’équipements socio-culturels, de centres sociaux qui agissent comme des tiers lieux sans se positionner comme tels. Par exemple l’ouverture du village des 5Ponts sur l’Ile de Nantes, qui a cette joyeuse ambition de faire cohabiter des logements sociaux, des bureaux d’entreprise, bientôt une ferme urbaine et un marché solidaire au même endroit. Il y a aussi des projets d’habitats inclusifs comme Hacoopa pour les maisons partagées pour seniors, Hapi’Coop pour les habitats dédiés aux personnes handicapées. Il y a aussi la ressourcerie de l’île qui promeut le réemploi. Bref, il y a énormément de projets qui mériteraient davantage de médiatisation, et qui ne sont pas de l’urbanisme transitoire dont la durée de vie est limitée», souligne Damien, lucide sur la façon dont certains tiers lieux profitent d’une aura alternative sans toujours défendre une conception inclusive du territoire et des habitants qui s’y trouvent. «Je fais partie de ces gens qui, à l’époque, passaient pas mal de temps au Blockhaus DY10, un bunker occupé par les ouvriers dans les années 50. On l’a occupé à la fin des années 90 avec des étudiants en architecture et des Beaux-Arts. Ça a nourrit la culture alternative de la ville, sans qu’on parle de tiers lieu ni d’autorisation municipale».

À la question de savoir ce qui caractérise Nantes en dehors de l’ESS, Damien Labrousse n’hésite pas. «Son statut de capitale des manifestations. La chose publique y est vive, intense. C’est une région où la richesse a été mal repartie. La traite des noirs et les chantiers navals ont enrichi quelques-uns en défaveur de tous les autres. Cette inégalité, couplée à un héritage revendicatif, donne la Nantes révoltée qu’on connait. C’est aussi ce patrimoine qui nous rend sceptiques du milieu de l’impact, des sociétés à mission, de ces grandes boites ou startups qui développent une aile social-écologique tout en maintenant de forts objectifs de croissance et une gouvernance pyramidale. L’ESS à notre sens, c’est au contraire des principes de gouvernance partagée, des bénéfices non-distribuables, des valeurs de coopération, d’ancrage local et de solidarité qui vont au-delà du vernis communicationnel».