Visuel Un bateau upcyclé ? Oui, avec Romain Pillard
24.10.22

Un bateau upcyclé ? Oui, avec Romain Pillard

Qui a dit que l’écologie empêchait d’entreprendre les défis sportifs les plus fous et les plus exigeants ? À bord d’un illustre trimaran ayant appartenu à Ellen MacArthur, vieux de 18 ans, mais qu’il s’est attaché à remettre à flot de façon la plus écoresponsable possible, le skipper Romain Pillard entend bien mettre tout le monde d’accord dans les prochains mois. Son objectif ? Le record du tour du monde à l’envers, contre vents et courants, tout simplement. Portrait d’un sportif-activiste, à moins que ce ne soit l’inverse
Romain Pillard © Julien Mignot pour So good

On a beau les surnommer les “Formule 1 des mers”, Romain Pillard ne raffole pas de l’expression et lui préfère une tout autre comparaison pour qualifier son bateau. “C’est comme une vieille maison bretonne: si c’est bien construit et bien entretenu, ça peut tenir longtemps.” Avec son immense trimaran de 75 pieds, il a certes concouru à la dernière Route du rhum 2018 dans la classe “Ultime”, du nom de cette catégorie qui regroupe les plus grands multicoques au monde (23 mètres minimum de longueur), devenus ces dernières années de véritables bolides, capables d’avaler les océans à toute allure. Mais le skipper sait bien qu’il ne joue pas tout à fait dans la même cour ni avec les mêmes arguments, c’est le moins qu’on puisse dire: sur son navire, pas de foils ni de systèmes technologiques dernier cri, Romain Pillard fonctionne à l’économie, retape tout ce qu’il peut à partir de matériaux existants et fait la traque aux opportunités de seconde main pour les voiles. De quoi largement justifier sa quatrième (et dernière) place lors de la course transatlantique dans sa catégorie, ainsi qu’une honorable 46e place au classement général. 

Un bateau, c’est comme une vieille maison bretonne: si c’est bien construit et bien entretenu, ça peut tenir longtemps. Romain Pillard

Dans le monde de la course au large, sa philosophie reste à contre-courant: “Je dois être le seul à ne pas rêver d’une voile toute neuve chaque année. Plutôt que la rapidité, je cherche d’abord la durabilité.” Cette singularité, Romain Pillard l’affiche jusqu’au sommet de son bateau, aujourd’hui amarré dans le célèbre port de La Trinité-sur-Mer (Morbihan), la “Mecque” de la voile. Au milieu de la forêt de mâts qui tanguent très légèrement, tel un immense jeu de Mikado prêt à s’épandre dans la houle bretonne une fois l’ancre levée, le sien trône un peu plus haut que les autres, perché à 30 m d’altitude, là-même où se dévoile le nom de son trimaran: Use it again. Comme un nouveau pied-de-nez à ses confrères, dont les bateaux sont devenus de véritables spots publicitaires. Romain Pillard, lui, porte donc en étendard un simple message, celui de l’économie circulaire, dont il a fait un véritable slogan, dessiné à la peinture noire sur son bateau: “Reduce, reuse, recycle / ensemble vers l’économie circulaire”. Le skipper de 45 ans traduit le fameux principe des 3R, appliqué à la voile: “L’économie circulaire consiste à penser l’ensemble du cycle de vie d’un produit, dans une logique de boucle. Concrètement, sur un bateau, cela veut dire faire attention aux ressources que l’on consomme, en essayant de réutiliser des pièces plutôt qu’en acheter des neuves. On se soucie aussi de la gestion des déchets, en cherchant à recycler au maximum. C’est une démarche de sobriété plutôt qu’une quête d’innovation permanente.”

Le bonhomme est donc du genre écolo, ce qui ne l’empêche pas de rêver en grand une fois en mer, voire très grand. Et pour cause, Romain Pillard se prépare actuellement à unsacré défi: le record du tour du monde à l’envers, contre vents et courants. Considéré comme le plus difficile au monde, ce n’est certainement pas un hasard s’il n’a jamais été entrepris en multicoques. Et ce n’est pas un hasard non plus si Romain Pillard l’entreprend précisément avec ce bateau-là: c’est à son bord qu’Ellen MacArthur était entrée dans la légende en février 2005, en battant le record du tour du monde en solitaire, à l’endroit cette fois, en 71 jours et à seulement 28 ans. À l’époque, le trimaran battait pavillon “B&Q/ Castorama”, et celui qui n’était encore qu’un amateur épris de régate se souvient très bien de ce moment: “Quand il a été construit en 2003, spécifiquement pour ce projet de record, c’était le plus gros bateau de course au monde, le top du top. Ce bateau a en quelque sorte ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire des tentatives de record.” Et avec lui, cette tendance frénétique à la construction de nouveaux bateaux toujours plus équipés, toujours plus gourmands en technologie et toujours plus chers. Son défi ne manque donc pas de symboles, en somme: “tourner à l’envers pour remettre les choses à l’endroit”, résume-t-il attablé devant un “Buddha Bowl” aux algues et à la mangue, sur l’une de ces terrasses coquettes qui parsèment les quais de La Trinité.

Quand Insta remplace la fiole de rhum

De fait, 18 ans plus tard, le bateau a encore de beaux restes, effectivement: une fois extirpé de la brume matinale qui enveloppait l’embarcadère, le voici vite lancé à plus de 27 nœuds (50 km/h) dans le golfe du Morbihan, traçant au large des côtes de l’île d’Houat, l’embarcation penchant progressivement à mesure que le flotteur à bâbord se surélève, à plus d’un mètre au-dessus des flots. Tignasse au vent, Romain Pilliard prête une oreille attentive au doux sifflement qui accompagne le trimaran, dans son sillage: “La voile, c’est une sensation de glisse, mais c’est aussi une musique. Je connais le moindre son de mon bateau.” On est loin des moteurs pétaradants de la F1, mais difficile pour autant d’ignorer l’ivresse de la vitesse. Sautillant sur les immenses filets de trampoline qui entourent la coque centrale, Romain Pillard n’a guère le temps de se laisser griser. Lors de ses sorties hebdomadaires d’entraînement, le skipper répète ses gammes, sur le qui-vive: il faut faire, défaire puis refaire cent fois des nœuds, gérer des kilomètres de cordes de toutes les couleurs et toutes différentes, traquer la moindre variation du vent, adapter sa voile d’avant et garder un œil, toujours, à l’horizon. En VO: il faut border, choquer, lofer ou encore empanner. Chaque détail compte, à la moindre manœuvre, et cette exigence permanente, Romain Pillard en fait aujourd’hui une véritable raison d’être: “C’est encore un vrai bateau de marin, quand les autres deviennent de plus en plus des bateaux d’ingénieur, bardés de technologies et de capteurs pour mesurer tous les indices possibles.” Ce qui ne l’empêche pas pour autant d’être connecté en temps réel à la “toile”, la virtuelle, depuis son portable, sur lequel ses deux fils, Titouan et Colas, moussaillons du jour, s’activent à raconter en direct, et en vidéo, la sortie de la matinée dans une“story sur Insta”.

Tel est Romain Pillard, marin des temps modernes et, à ce titre, forcément un peu beau gosse avec son look de rider et ses lunettes de soleil noires. À l’image de cette nouvelle génération de voileux, incarnée par les stars François Gabart ou Armel Le Cléac’h, le titi parisien de naissance s’avère tout à la fois sportif de haut niveau et entrepreneur, aventurier et influenceur –à mille lieues de l’imaginaire d’antan où les vieux loups de mer portaient longue la barbe et buvaient sec la fiole de rhum. Pour conserver une condition physique irréprochable, l’homme s’entraîne chaque semaine avec un coach sportif, à base de Pilates et d’abdos, et respecte un régime alimentaire draconien, quasi végétarien, sans laitage ni céréales. Mais la performance consiste également à lever des fonds et monter tout un modèle économique pendant de longs mois, ce qui n’est pas le moindre des exploits dans un univers où l’indépendance offre bien peu de garanties. Cet ancien diplômé de l’ESSEC a malgré tout pour lui quelques premières expériences professionnelles réussies dans le monde de la voile et de l’événementiel, comme le Tour de Belle-Île, compétition nautique initiée en 2008 et dont le succès ne s’est jamais démenti depuis. Par goût autant que par nécessité, ceux qui osent aujourd’hui ce genre de périple doivent aussi apprivoiser les nouveaux modes de communication du XXIe siècle, bien utiles à faire valoir auprès des partenaires et des mécènes, principales sources de financement. Romain Pillard se prête volontiers à l’exercice du storytelling, pour lequel il manifeste par ailleurs un certain talent: “Celui qui te finance a envie que tu le fasses rêver avec une histoire inspirante, c’est normal. On est quand même un peu des extraterrestres!” En attendant, c’est bien sur la terre ferme qu’il continue activement ses prospections, à l’affût de sponsors prêts à l’accompagner dans sa nouvelle lubie.

122 jours, record à battre

Il lui reste quelques semaines pour cela, avant la dernière ligne droite. Ensuite, il faudra se tenir prêt pour le grand départ, que Romain Pillard envisage entre le 15 octobre et le 15 décembre, selon les conditions climatiques. Car pour faire moins que les 122 jours du record détenu pour l’heure par Jean-Luc Van Den Heede depuis 2004, c’est une véritable course contre le temps, celui du chrono en même temps que celui de la météo, qui s’engagera alors: “On va chercher en permanence à optimiser la route en fonction des données à disposition concernant le vent ou le niveau des mers, tout en tenant compte de l’état du bateau et du skipper”, raconte Christian Dumard, le “routeur” de Romain Pillard sur cette tentative de record. C’est lui qui va conseiller et guider, au jour le jour, le skipper tout au long de ce trajet d’au moins 21 600 miles, distance minimale à parcourir pour valider le record. Il faudra pour cela affronter le cap Horn, à l’envers donc, avec son vent dominant d’Ouest en pleine face, et ses vagues de plus de 10 mètres. Puis traverser l’océan Pacifique pendant un long mois, sans autre repère à l’horizon que le bleu des mers. Emprunter, peut-être, le détroit de Torrès entre l’Australie et la Nouvelle-Guinée, avant d’attaquer l’océan Indien, et jouer à cache-cache entre les alizés et les dépressions. Le cap de Bonne-Espérance, enfin, avec ses courants très compliqués et ses vagues scélérates. Autant de points de passage qui ont fait frissonner des générations de marin: “C’est un parcours très engageant physiquement”, euphémise Christian. Dans le petit gotha de la voile, où Romain Pilliard est habitué à faire figure d’huluberlu, beaucoup restent circonspects face au projet.

“C’est sûr que c’est gonflé… s’il y arrive, chapeau bas!” s’en amuse pour sa
part Grégoire Chauleur, le gérant de CG Marine en charge de toute la préparation technique du bateau, et qui l’accompagne de bon cœur dans son rêve. Parce que la tâche est immense, Romain Pillard a tout de même décidé de faire équipe avec un autre skipper. Forcément, ce dernier partage cette immense ambition écolo dans la méthode, mais ils ne seront pas trop de deux pour en assumer les conséquences possibles, une fois en mer: “Avec son cahier des charges écolo, Romain ne se facilite pas la tâche. Utiliser des pièces d’occasion, ça demande forcément plus d’entretien, et il reste toujours un plus grand risque de casse. Déjà un tour du monde à l’endroit, c’est pas facile, et on voit sur le Vendée Globe que tout le monde connaît des avaries! Alors un tour du monde à l’envers, dans ces conditions…” résume Chauleur.

C’est une démarche de sobriété plutôt qu’une quête d’innovation permanente Romain Pillard

Écologistes, Romain et sa femme Aurélie ne l’ont pas toujours été, et d’ailleurs, ils préfèrent ne pas se définir ainsi. C’est que, pour leur génération, le terme reste “péjoratif” disent-ils: “Les écolos n’ont rien compris à l’économie, on ne veut pas être associés à des gens en sarouel qui sentent le fromage de chèvre!” Pour autant, ils ont désormais, chevillée au corps et à l’esprit, cette certitude qu’on ne peut plus continuer ainsi. “On sait qu’on a trop consommé, trop voyagé”, admet sans détour Aurélie. Le tournant intervient lors d’un voyage, qui va profondément bouleverser leur regard sur le monde. En 2015, la famille décide, presque du jour au lendemain, de partir vivre en Chine, histoire de rompre avec “la vie pantouflarde à la française” –l’âme d’aventurier ne tolère jamais la routine bien longtemps. À Shanghai, le couple et leurs deux fils (rejoints depuis par Jodie, née en 2019), découvrent les applications de mesure de la pollution et apprennent vite à regarder chaque jour les taux de particules fines: “On voyait tellement rarement le ciel qu’on le prenait en photo!” Un choc qui leur ouvre les yeux sur ce qu’ils appellent “l’usine du monde” et ses terribles conséquences, des villes saccagées et un environnement sacrifié: “On a réalisé qu’on consommait beaucoup trop de ressources. Si l’on devait produire en France tout ce qu’on y consomme, je peux vous dire que plus personne ne voudrait de ce pays… ”

À cette prise de conscience succède alors une drôle de rencontre, avec un armateur embarrassé par ce trimaran au passé mythique dont il est devenu le propriétaire, sans trop savoir quoi en faire d’autre que de le laisser moisir dans la rade de Brest. Romain et Aurélie ne laissent pas passer ce signe du destin: ils rachètent le bateau pour une somme qu’ils gardent secrète, une règle d’or dans le milieu de la voile où l’argent est d’autant plus tabou qu’il est le nerf de la compétition. Et comprennent très vite qu’ils ont là l’opportunité de mettre concrètement en actes leurs toutes nouvelles convictions en matière d’écologie. À leur retour en France, en 2016, ils se lancent donc dans ce vaste chantier de réhabilitation, consistant à retaper le bateau principalement avec de l’existant. Avec cette nouvelle obsession en tête: devenir les ambassadeurs d’une voile bien plus responsable de ses impacts.

Romain Pillard © Julien Mignot pour So good

Bluewashing contre change maker

Car en dépit d’une image positive des marins défenseurs des océans, l’envers du décor est un peu moins reluisant, avec un bilan carbone bien souvent exécrable. En cause notamment, tous ces matériaux issus de la pétrochimie qui constituent le bateau, toutes ces fibres de carbone, de kevlar ou de Spectra à partir desquelles sont tissées les voiles, impossibles à recycler et qui terminent bien souvent à l’enfouissement ou à l’incinération, quand ce n’est pas au fond des océans. Dès lors, la course permanente à la technologie et au renouvellement des équipements n’en est que plus coupable, et Romain Pillard n’a pas de mots assez durs pour fustiger les comportements de son milieu, “bardé d’hypocrites” et pour en dénoncer le “bluewashing”“À quoi ça rime de mettre un joli message ‘sauvons les océans’ sur son bateau quand on en est à sa troisième paire de voiles de l’année ou qu’on change de foils comme on réclamerait un nouveau jouet à Noël?” Pour faire changer les mentalités, le skipper veut donc se servir de son bateau comme d’un “démonstrateur”, à la manière du Solar Impulse et de son tour du monde réalisé sans CO2, dans les airs cette fois. Car Romain Pillard en est persuadé, rien n’est plus puissant qu’une idée qui fait ses preuves: “Je me considère comme un ‘activiste’, dans le sens de l’action. Aujourd’hui, pour être un change maker, il faut rendre sexy les solutions que l’on porte. Plutôt que de se désespérer de foncer dans le mur, montrons que des alternatives existent, et qu’elles sont accessibles!” résume-t-il en pointant comme modèle les Veja qu’ils portent au pied.

Activiste, donc, mais non moins compétiteur. Avec son projet de record, Romain Pillard met en effet un point d’honneur à démontrer qu’une démarche écoresponsable n’est pas contradictoire avec l’idée de performance. Bien sûr, sur le papier, il reste fort improbable qu’il gagne la prochaine route du Rhum en 2022, à laquelle il projette déjà de participer. L’écart reste trop conséquent, en moyens et en matériels, vis-à-vis de ses concurrents. Mais le skipper revendique une nouvelle catégorie en soi, celle du “sport en conscience”, et défend le concept de “performance relative”, qu’il a importé de ses vieux cours de finance pour l’appliquer à la compétition sportive: “La performance absolue a un coût écologique que l’humain ne peut plus assumer. Changer le cadre et les règles du jeu n’empêche pas l’esprit de compétitivité, et de chercher à progresser, toujours.” Surtout, Romain Pillard le sait bien, le cours de l’histoire est déjà de son côté. En témoigne ce drôle de paradoxe, qui rend tous les autres Ultimes bien incapables d’entreprendre aujourd’hui le parcours auquel va se confronter Romain Pillard: “À force d’innovation à tout-va, ils sont aussi devenus plus fragiles, il n’y a qu’à voir le haut niveau de casse qu’ils subissent en course. Tenter un record du monde à l’envers, pour eux, c’est comme partir sur le Dakar avec une Formule 1…” Autrement dit, quitte à prendre le bouillon, c’est encore avec les restes qu’on fait les meilleures soupes. Et ce ne sont pas les évolutions climatiques à venir qui risquent de remettre en cause le dicton. Comme quoi parfois, Romain Pillard peut aussi aller dans le sens du vent.

Article issu du n°5 du magazine So good, sorti en kiosque le 13 juillet 2021.

Texte : Barnabé Binctin, en Bretagne. Photos : Julien Mignot, pour So good.