Visuel Santé mentale dans la musique : où en est-on ?
28.10.22

Santé mentale dans la musique : où en est-on ?

Doit-on souffrir pour faire de la bonne musique? Longtemps perçu comme une condition du génie, le mal-être est de plus en plus dénoncé par des musiciens venus du rap, de la musique électronique ou d’ailleurs. Alors que les problématiques de précarité et de conditions de travail sont pointées du doigt, des solutions commencent à émerger. 

On l’a dit morte, terminée, au bout du rouleau, mais New York reste toujours debout. Après avoir subi la Covid de plein fouet, la ville retrouve ces derniers temps son lustre d’antan, en témoigne un indicateur qui ne trompe pas: le prix des loyers. Quand le virus vidait les rues de la ville au printemps 2020, le cours de l’immobilier était en chute libre. Voilà qu’il remonte désormais en flèche. “New York coûte si cher. Vous pouvez vivre ici toute votre vie et ne pas profiter de plus d’1% de la ville…”, commente Anjali Rose Kumar depuis un café de Brooklyn. Cette musicienne âgée d’une petite vingtaine d’années réside dans le quartier de Bushwick, coin de paradis pour graffeur où chaque bout de rue possède sa fresque. Pour 640 dollars par mois, Anjali partage une colocation avec six autres personnes. De loin, cela ressemble à la vie de bohème ; de près, c’est avant tout la galère permanente afin de boucler les fins de mois, loin du domicile familial dans le New Jersey. “J’ai eu des tonnes de petits boulots, raconte Anjali. Dans le formulaire fiscal que l’on doit remplir, j’ai inscrit 23 jobs différents. J’accepte des emplois à temps partiel, comme faire du baby-sitting, enseigner la musique, n’importe quoi pour payer les factures.”

Comme tant d’autres, Anjali s’accroche à son rêve, quitte à y laisser un peu de sa santé mentale. Car tout cela use, à la longue: il y a la fatigue, bien sûr, mais surtout l’anxiété causée par des tiraillements intérieurs, ce que l’on est prêt à faire ou non pour vivre de son art. Un exemple: comme Anjali a les cheveux courts, un label lui a suggéré de les laisser pousser, pour des questions d’image. Un autre exemple: comme Anjali chante et joue de la guitare, on lui conseille souvent de faire des reprises de tubes et de les poster sur YouTube, un bon moyen de “se faire un nom”. Afin d’oublier tout ça et de se retrouver dans sa bulle, un état qui lui permet de créer, Anjali fume un peu trop de joints, jusqu’à ne plus trop savoir comment gérer. “Parfois, je me dis que je n’arriverais jamais à être sobre tout le temps et d’autres fois, je me dis que ça va aller, confie-t-elle. Quelqu’un m’a envoyé, l’autre jour, un lien vers une organisation de consommateurs de marijuana anonymes. Il y en a plein à New York, les gens se rencontrent et discutent de toxicomanie.”

D’après une étude, 71% des musiciens interrogés déclaraient avoir souffert de crise panique et 69% d’une forme de dépression.

Des histoires comme celle-ci, il en existe bien d’autres. D’après une étude de Help Musicians UK intitulée Can Music Make You Sick? effectuée en 2016, 71% des musiciens interrogés déclaraient avoir déjà souffert de crise panique et 69% d’une forme de dépression. Ce genre de tracas a longtemps été perçu comme une forme de dommage collatéral inévitable dans le parcours des musiciens. Les destins fracassés de grandes stars comme Kurt Cobain, Avicii ou Amy Winehouse ont alimenté le mythe du “poète maudit”: le malheur serait la condition du génie. Mais depuis quelques années, des voix commencent à se faire entendre. Et elles disent que tout cela n’est pas simplement la rançon de la gloire ou les “affres de la création”, mais que ces soucis psychologiques ont des causes réelles, parfois systémiques, et qu’ils peuvent être soignés. Ces voix sont avant tout celles des artistes eux-mêmes, qui ont fait sauter le tabou de la santé mentale dans la pop music à coups d’œuvres introspectives et ont permis d’ouvrir la discussion. De Lady Gaga à Billie Eilish en passant par Justin Bieber et son morceau “Lonely”, tous ont évoqué leurs fêlures et leurs angoisses, avec plus ou moins de sincérité. Mais c’est encore le rap qui s’est emparé de ces questions avec le plus de force. Des chercheurs américains ont constaté que le nombre de références au suicide ou à la dépression avait fortement progressé dans les paroles des titres de rap, entre 1998 et 2018. En point d’orgue, le morceau du rappeur Logic “1-800-273-8255” (numéro de téléphone de la National Suicide Prevention Lifeline), paru en 2017 et cumulant des centaines de millions de vues sur YouTube. 

Produire ou mourir

À bien y regarder, les rappeurs ont des raisons de déprimer. Souffrir de son métier est une constante historique chez les musiciens. “Beaucoup de compositeurs classiques sont morts pauvres et fous”, rappelle Sally Anne Gross, professeure à l’université de Westminster et co-auteure de l’étude Can Music Make You Sick? Mais depuis Mozart, il y a eu la numérisation de l’industrie musicale, l’apparition du streaming et des réseaux sociaux, qui ont encore bousculé l’environnement des artistes. Le nombre de productions a alors explosé avec la disparition de l’hégémonie des maisons de disques, au moment même où la valeur marchande des productions musicales chutait sous l’effet du tout-streaming. Résultat: il faut produire ou mourir, en somme. Dans un tel contexte, les artistes sont placés en concurrence permanente. D’après la spécialiste, la tyrannie de l’attention serait une des causes principales de la souffrance chez les artistes: “Bien souvent, leur carrière est vue comme un miroir de leur personnalité: quand elle ne se passe pas comme prévu, si le succès ne correspond pas à l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, les artistes font face à une perte de repère parfois violente.” “Le Juiice” est le nom de scène de Joyce Okrou, 28 ans, une rappeuse originaire de Boissy-Saint-Léger, dans le Val-de-Marne. Après un passage dans l’émission de freestyles Rentre dans le cercle, Joyce a sorti un premier EP, Trap Mama, en janvier 2020, qui lui a offert une notoriété certaine sur la scène rap. Lancée dans une carrière à temps plein, Joyce a découvert une certaine forme de malaise. “Une fois que la musique devient ton métier, tu passes ton temps à te demander: est-ce que les gens m’aiment, constate-t-elle. Quand je faisais du rap dans ma chambre et que mes morceaux étaient écoutés par mes amis, je faisais les choses pour moi, sans pression. Mais depuis que les choses sont sérieuses, je suis stressée en permanence. Il y a une forme de confusion qui se crée entre l’image que l’on renvoie par sa musique et la personne que l’on est réellement. Quand tu es artiste et que tu essaies d’en vivre, tu es soumis en permanence à l’appréciation du public. Si les gens n’aiment pas ta musique, il te paraît logique de te remettre en question en tant que personne.” 

Outre les questions d’ego, faire carrière dans la musique implique aussi de se frotter à la précarité du milieu. Geoffroy “Joe” Levandowski se produit presque tous les week-ends comme DJ dans les clubs parisiens, mais cette seule activité ne lui permet pas de vivre. “Je fais partie de ces gens qui ont deux jobs”, constate Joe, un peu fatigué. Sa semaine commence le mardi. “À 22h, j’entame ma journée au Wanderlust, un club parisien dont je suis codirecteur d’exploitation. Je finis à 8h du matin.” Sur les rotules, Joe ne dort en général que trois heures le mercredi matin. “J’essaie de me lever à 11h, parce que j’ai une copine et que je veux garder un rythme compatible avec le sien. Ça me fait peu de sommeil, et j’enchaîne le soir même, 22h-8h.” Le jeudi, Geoffroy a une journée de répit, indispensable. Puis il reprend du service le vendredi et le samedi en tant que DJ. “Quand je suis DJ, je suis obligé de prendre part à la fête. Si tu n’es pas dans l’ambiance de la soirée, tu ne peux pas faire un bon mix. Mais du coup, je suis en permanence au contact de l’alcool. J’essaie de ne boire que les week-ends, quand je mixe, mais je n’y arrive pas vraiment. L’alcool, ça permet aussi de tenir. Dans ma famille, il y a quelques antécédents d’alcoolisme, et j’ai peur de finir alcoolique un jour…” Le dimanche, Joe ne travaille pas, et le moral n’est souvent pas au rendez-vous. “Le fait de jouer sur scène, ça procure un shoot d’adrénaline. Le lendemain, on est en descente, et on accuse le coup de la semaine. À mon échelle, je m’en sors, mais je comprends que des artistes qui se produisent devant des milliers de personnes aient des envies suicidaires.” Joe a fait le calcul: en cumulant ses deux activités, il travaille près de 60 heures par semaine. Un rythme effréné qui ne lui assure pourtant aucune stabilité financière. 

Dans la jungle des réseaux

Afin de ne pas craquer dans le tumulte new-yorkais, Anjali Rose Kumar a cherché à s’entourer. Au cours de l’hiver 2020, elle est entrée en contact avec Sound Mind Collective, une structure basée à Brooklyn, dont l’objectif consiste à aider les artistes indépendants à développer leurs carrières. Grâce à ce collectif, Anjali a cessé les concerts non rémunérés et a pu travailler sur son accoutumance. “Pas mal de membres sont au milieu de la trentaine, ils ont aussi connu des problèmes avec la drogue et m’ont dit qu’ils étaient là si j’avais besoin de parler ou m’ont raconté comment ils s’en étaient sortis”, raconte-t-elle. Sound Mind Collective renvoie notamment vers des “hotlines” confidentielles permettant aux musiciens d’évoquer leurs problèmes d’addiction. L’organisation a aussi mis en place durant la pandémie un “groupe de travail” sur la question de la santé mentale. Du côté du Canada, le “Fonds de bienfaisance Unison” offre une sorte d’assurance aux musiciens en cas d’accident, de maladie, de difficultés financières, ainsi qu’une ligne téléphonique et même des heures de thérapies gratuites pour les artistes ou leurs familles. 

Nous vivons dans un monde qui produit des milliers d’œuvres artistiques chaque jour, mais qui ne réfléchit pas à la valeur de ces œuvres. Il me paraît assez logique que les artistes se sentent mal dans cette société. Sally Ann Gross, professeure

En France aussi, des initiatives voient le jour. Le Parisien Julien Jaubert, dit Shkyd, a cofondé le collectif Cura, avec pour mission de proposer des solutions afin d’améliorer le “bien-être des acteurs du secteur musical”. À la fois producteur, DJ et journaliste, ce jeune trentenaire navigue entre plusieurs mondes, mais sa principale sphère d’activité reste le rap. La lecture d’un article consacré à la santé mentale des artistes rock en 2017 fait écho à ce qu’il a lui-même vécu, lorsqu’il travaillait comme producteur avec des rappeurs abattus qui n’arrivaient plus à donner le meilleur d’eux-mêmes au micro. Il décide d’ouvrir le débat dans le rap en publiant un texte sur le média spécialisé Yard. L’article détaille les embûches semant le trouble dans l’esprit des rappeurs et déplore le cruel manque de considération de l’industrie. Cura se monte dans la foulée. L’équipe publie une enquête de terrain afin d’éclairer le problème à l’aide de chiffres concrets et planche en parallèle sur un répertoire gratuit de professionnels de santé, composé aussi bien de psychologues que de nutritionnistes ou de kinésithérapeutes. “Dans la plupart des scènes rap, aller voir un psy n’est pas une démarche naturelle, éclaire Shkyd. Nous avions envie de proposer plusieurs solutions différentes correspondant à plusieurs besoins. Le problème est parfois une trop grande pression, d’autres fois un mauvais sommeil, le fait de mal se nourrir ou d’avoir trop tiré sur la corde.”

Jusqu’ici, l’industrie du disque fait la sourde oreille. Julien Jaubert a pourtant quelques solutions en tête. D’abord, il insiste sur le besoin, pour les maisons de disques, d’accompagner les artistes, citant l’exemple du label canadien Royal Mountain Records, qui offre à chacun de ses musiciens une enveloppe de 1500 dollars, allouée à leur bien-être ou au combat contre une éventuelle addiction. Shkyd évoque ensuite la jungle des réseaux sociaux, faite de trolls, de haters ou de fans trop insistants. Un monde dans lequel les musiciens évoluent sans y avoir été préparés. “Les artistes ont aussi constamment accès à leurs données de streaming. Cette densité d’informations est jetée à la face de gens, il faudrait former les artistes à gérer ces outils.” Outre-Manche, Sally Ann Gross partage le même constat et espère un vrai débat de société: “Nous vivons dans un monde qui produit des milliers d’œuvres artistiques chaque jour, mais qui ne réfléchit pas à la valeur de ces œuvres. Il me paraît assez logique que les artistes se sentent mal dans cette société.”

Article issu du n°6 du magazine So good, sorti en kiosque le 14 octobre 2021.

Propos recueillis par Grégoire Belhoste et Maxime Jacob, sauf mentions.