Visuel La Casa sans papel À Montreuil, Lassana et Adama découvrent l’appartement qu’ils vont occuper pendant le confinement.
21.10.22

La Casa sans papel

Alors qu’arrive le premier confinement, le constat est simple: il y en a qui vont trinquer plus encore que les autres, ce sont les exilés. Et parmi eux, les mineurs exilés. Alors quelques militants et associatifs ont décidé de monter La Casa, un projet de (re)logement à destination des migrants de moins de 18 ans. Solidarité, hospitalité et volonté de pallier l’absence de mesures de la mairie de Paris sur le sujet, La Casa tente de préparer le fameux “monde d’après”. Reportage. 
À Montreuil, Lassana et Adama découvrent l’appartement qu’ils vont occuper pendant le confinement.
À Montreuil, Lassana et Adama découvrent l’appartement qu’ils vont occuper pendant le confinement.

Scène extérieure: un horizon existentiel limité à une enfilade de barres d’immeubles rectangulaires aux couleurs ocre et blanc cassé. Devant chaque tour, des cabanes en bois servant de local à poubelles affichent les recommandations d’usage pour affronter le second déconfinement en rang serré: “À Montreuil, on a du cœur. Soutenons nos commerçants locaux.”

Scène intérieure: un appartement de presque 60 m2, situé au troisième étage, sans ascenseur. Six femmes aux profils divers entourent de leur douceur non feinte deux adolescents maliens aux attitudes timides et sourires mélancoliques. Elles font toutes parties de l’association créée il y a moins d’un an La Casa. Peut-être qu’il faut leur prévenance et leur instinct de famille sans cesse élargie pour effacer les images révoltantes de CRS lâchés place de la République, secouant des tentes, pourchassant les migrants et tabassant les associatifs. 

Quand un étranger arrive en Grèce, on le reçoit, on le baigne, on lui donne à manger et ensuite seulement on lui demande qui il est. Camille Louis, dramaturge et philosophe

Pauline, quinquagénaire à lunettes, prépare le thé que Louise, sa fille aînée, sert. De son côté, la cadette, Céleste pose sur la table en bois du salon un fort redouté Bescherelle niveau 6e. À quelques mètres d’une minuscule terrasse donnant sur les grues à l’arrêt et les maisons individuelles moroses, les bénévoles veulent montrer les dessins des deux locataires présents ce dimanche, Adama et Lassana, jeunes Maliens, de 16 et 18 ans. Sur leurs visages, des rictus craintifs et quelques ombres. Le premier suit aujourd’hui des cours à plus de 2h de transports en commun de son domicile et semble entrevoir une lumière. Le second se prend au jeu des cours de dessin prodigués par une école du sud de Paris via WhatsApp –confinement oblige– et se met à se rêver en “père de famille”. Le tandem pique un fard au moment d’ouvrir une pochette pleine de feuilles Canson. Dessus, les crayonnés de fleurs multicolores et d’une curieuse créature sous-marine prolongée, en son sommet, par une île déserte et un large palmier.

“La vérité, c’est qu’on a trouvé cet appartement à Montreuil quasiment au dernier moment”, engage Manuela Klug, énergique brune habillée entièrement en bleu. Pauline a même une anecdote: “Une propriétaire nous a mis à disposition son appartement dans le quartier Odéon. C’était pendant le mois d’août, et pour les jeunes, les choses ressemblaient au fantasme qu’ils s’étaient fait de Paris. Je crois même que pour la première fois, ils se sont mis à donner énormément de leurs nouvelles à leurs proches restés au pays. En arrivant à Montreuil, ils ont un peu tiré la tronche, c’est certain…” Conclusion esquissée par la jeune et opiniâtre Alina, présente également à Montreuil: “Ces mois passés sous un toit, ça signifie des progrès phénoménaux dans tout: les démarches administratives sont facilitées, la scolarité est plus fluide, la confiance en soi revient. La vie en collectif, et sous un vrai toit, ça crée une vision.” 

S’adapter à l’urgence

Comment devient-on La Casa? Première étape: en mobilisant autour d’un projet quelques forces vives de ce marathon sans fin qu’est la cause des exilés. À l’hétérogénéité des profils de faire ensuite monter la sauce. Dans le civil, Manuela exerce la profession de graphiste free-lance. Quentin, en charge du poste de secrétaire, est professeur d’histoire-géo. Coutumier des tiers lieux, il sait repérer d’un coup d’œil précis les endroits en friche où reloger les exilés. Informaticien travaillant pour les instituts de sondage, Ghislain occupe le poste de trésorier de La Casa et milite depuis quatre ans pour la cause des migrants. Quinquagénaire aux cheveux plus sel que poivre, l’homme tente de dissimuler tout ce que son dévouement à la cause des MNA (mineurs non accompagnés) peut cacher de sentimentalisme et de failles personnelles. D’un léger tremblement dans la voix, il raconte “son attachement à certaines familles exilées, comme la famille de cette petite Afghane de 9 ans qui, dans un monde normal, aurait tout pour réussir”. Il y a aussi Alina, jeune femme aux cheveux courts et traits enfantins de 23 ans. Depuis qu’elle a mis de côté ses études de cinéma et basculé dans un service civil aux côtés de l’association Paris d’Exil, sa force d’engagement générationnelle s’est démultipliée en maraudes, manifestations, réunions Zoom pour peaufiner le projet La Casa et visite aux mineurs relogés dans le Grand Paris: “Ça m’est arrivé de demander à des amis pourquoi ils ne venaient pas nous aider. Souvent, la réponse, c’est: ‘Je n’ai pas ta force de caractère, je ne suis pas fait pour ça comme toi.’ Sauf que personne n’est fait pour aider les autres, et donc tout le monde devrait le faire. Au moins à un moment de sa vie.”

La Casa prend aussi la forme d’un collectif d’associations parisiennes et de bénévoles parmi lesquelles La Gamelle de Jaurès et Paris d’Exil ou encore Les Midis du MIE. Ceux qui ont vécu aux premières loges –et avec un certain sentiment d’effroi– l’installation puis désinstallation des campements de tentes situés dans le nord-est parisien. 1er avril, le confinement n’est pas encore rentré dans sa deuxième semaine, mais La Casa est née. Avec elle l’urgence de la situation liée à la pandémie et ses conséquences comme le replace Ghislain. “On avait cette utopie de plusieurs maisons collectives, mais dans un premier temps, il a fallu s’adapter à l’urgence.” En clair, les membres de la jeune association se mettent en quatre autour d’un objectif: trouver des endroits pour les mineurs isolés, grands oubliés des politiques migratoires. “Au début de La Casa, les mineurs ont vécu dans des hôtels du côté de Barbès Rochechouart, raconte Manuela. Puis, on a réussi à en installer certains dans un squat qu’on avait repéré dans la banlieue sud de Paris. Il y a eu aussi des nuits entières passées dans les dortoirs que nous ont proposé d’installer des salles comme La Bellevilloise ou certains théâtres qui préfèrent que cela reste entre eux et nous. On arrive aussi à convaincre des propriétaires de nous louer des appartements à Gambetta, d’autres du côté de la place des Fêtes. Bon, c’est moins facile, mais cette entraide temporaire existe.” 

Ghislain est le trésorier de La Casa, il lutte pour la cause des migrants depuis 4 ans.
Ghislain est le trésorier de La Casa, il lutte pour la cause des migrants depuis 4 ans.

Au pays de la Xenia

Ghislain sourit. L’homme sait ce que veut dire se transformer en visiteur d’appartement professionnel pour le compte d’un client pas toujours évident à vendre. Au premier contact téléphonique, il ne dit rien du projet réel de La Casa et expose aux propriétaires “un projet d’association ou une collocation entre étudiants”. Puis, quand vient la première visite, il raconte la vérité quant à sa présence. “Bien sûr, on a toute sorte de réponses, et pas forcément celles qui font plaisir. Tous les clichés sur les migrants, je me les tape: ‘Mais ils n’ont pas d’hygiène! Qu’est ce qui me prouve qu’ils ne sont pas voleurs?’ Le fait que nos locataires soient exilés et mineurs, tu imagines la confusion dans la tête des gens, et je ne leur en veux même pas. J’apprends à désamorcer ces clichés le plus calmement possible, à répéter que nous sommes une association sérieuse et que nous avons les fonds pour nous porter garant.” Au vrai, La Casa assure un suivi régulier et n’hésite pas à mettre la main à la poche quand certaines situations l’exigent. “On s’est retrouvés une fois avec un appartement prêté qu’on a retrouvé vandalisé par deux blaireaux, gronde l’informaticien. Des appareils photo avaient disparu, il y avait eu toute sorte de dégradations. Franchement, c’était pas beau à voir. Donc on a réglé la facture des dommages au proprio, et tu sais ce qu’il nous a dit? ‘Si c’était à refaire, je le ferais de nouveau. Ça ne change rien à mon envie de vous aider.’

Il sera bien temps dans quelques mois de reconnecter avec l’utopie de départ et tenter de réinventer la vie en espérant, pourquoi pas, redonner de la valeur à une maison, un hameau, voire une région, grâce aux dizaines d’exilés hébergés sous le même toit communautaire. Les combattants de La Casa anticipent déjà ce moment avec, dans leur camp, le millionnaire et ancien capitaine d’industrie Olivier Legrain, tout à ce rêve contre-culturel et prometteur d’ouvrir des “maisons d’hospitalité” pour les migrants sur le territoire français. Ce volet du projet entre en résonnance avec la vision qui nourrit l’œuvre de la dramaturge et philosophe Camille Louis, elle aussi associée de manière active au projet. Car cette dernière a une histoire personnelle avec l’idée de nomadisme, elle organise sa vie entre une minuscule chambre de bonne à Paris, plusieurs passages dans le Sud de la France dont elle est originaire et Athènes, ville obligée d’en passer par les programmes alternatifs pour ne pas dépendre trop des brimades de l’État. “Avec mes camarades de La Casa, on se pose la question: est-ce qu’on ne fait pas le travail que devrait assurer l’État? Après tout, ce minimum de décence, c’est aussi sa mission, dit-elle. En fait, cette pensée est vite chassée par autre chose: l’État ne réalisera jamais le type de monde et le type de rapport entre les personnes que nous imaginons être un monde meilleur.”

On a des appels des jeunes exilés en permanence. ‘Comment manger ce soir?’ Ce sont encore des enfants, avec des craintes liées à l’enfance et démultipliées par l’éloignement. Alina, bénévole à La Casa

Ce constat à mi-chemin entre l’activisme et la sociologie de terrain à la Bourdieu ou la philosophie de son mentor et ami, feu le philosophe Étienne Tassin s’exprime encore mieux quand elle réalise que la Grèce est devenue en quelques années “comme une prison à ciel ouvert pour les migrants que l’Europe ne veut pas accueillir. Au départ, la Grèce, c’est le pays de la Xenia, un principe d’hospitalité très ancré dans l’histoire de ce peuple. Quand un étranger arrive ici, on le reçoit, on le baigne, on lui donne à manger et ensuite seulement on lui demande qui il est. Par l’intervention de l’État, on transforme des endroits accueillants en quelque chose d’autre. L’Europe et les États ont envoyé des experts, remonté les bretelles des gens des villages pour leur amateurisme, puis construit des camps. Résultat: les espaces de rencontre ont disparu et la solidarité est devenue de la colère. Pire, cette politique a eu pour conséquence de transformer dans l’esprit de la population le migrant en un être dangereux et sauvage.” 

Lassana, entouré de Julia, Manuela, Alina, Louise, Pauline et Céleste.
Lassana, entouré de Julia, Manuela, Alina, Louise, Pauline et Céleste.

Encore des enfants 

Dès lors, il faut renforcer sa vigilance pour éviter que l’incertitude cumulée à l’ennui et aux mauvaises rencontres ne fassent lâcher la rampe aux mineurs exilés. “J’ai toujours en tête l’exemple d’un gamin ivoirien totalement fermé. Il avait des crises d’angoisse ou de rage relatives à son histoire de migration. Je ne compte même plus les fois où on l’a installé en hôtel et où il a défoncé les chambres. À La Casa, on a cette devise qu’on essaye de ne jamais oublier: ‘Il n’y a pas de remise à la rue.’ Bref, le gamin, on l’a récupéré au moment où sa seule vie, c’était d’errer de squat en squat et de se casser la tête en fumant du shit.” Alina: “On a des appels des jeunes exilés en permanence: ‘Comment manger ce soir?’ Ce sont encore des enfants, avec des craintes liées à l’enfance et démultipliées par l’éloignement. Avec eux, on essaye d’être dans une démarche d’anticipation. Surtout dans cette période un peu incertaine quand on voit comment l’État durcit les choses avec les migrants.” Prendre aussi en compte le fait que la difficulté pour les mineurs non accompagnés peut encore se complexifier dès leur entrée dans les bureaux parisiens de la Demie 75 (Dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers) gérés par la Croix-Rouge. Dans un rapport publié en 2018 par Human Rights Watch, l’organisation dénonçait “ces systèmes d’entretiens individuels souvent à charge”. “Certains gamins d’Afrique subsaharienne ou d’ailleurs vont s’entendre dire: ‘Toi, tu es trop bien habillé pour être mineur’ ou encore ‘Toi, tu parles trop bien pour avoir 15 ans’, explique Ghislain. Or, une fois cette majorité décidée, le droit à l’Aide sociale à l’enfance disparaît et il ne reste parfois plus que la rue et l’instinct de survie. “Un mineur pris en charge en France, c’est 45 000 euros par an et on est plusieurs à penser qu’il y a peut-être une logique économique et des quotas derrière ces évaluations.” 

Retour dans l’appartement de Montreuil. Lassana vient de sortir du four une préparation à base de cuisses de poulet, de pommes de terre et d’oignons. Certaines filles de La Casa resteront pour ce gratin dominical. Cela ressemble bel et bien à une réinvention de la vie en collectif. Sur le mur, jouxtant la porte d’entrée, il y a le dessin d’une carte du Mali. Découpée et coloriée de façon enfantine en rouge, jaune et vert. “Il est temps de se réapproprier l’espace”, aurait dit Stéphane Plazza. 

Article issu du n°3 du magazine So good, sorti en kiosque le 17 décembre 2020.

Propos recueillis par Jean-Vic Chapus. Photo : Mathieu Zazzo pour So good.