Visuel Journée mondiale des océans : « Interdire le plastique n’est pas la solution » Boyan Slat © Julia Gunther pour So good
08.06.22

Journée mondiale des océans : « Interdire le plastique n’est pas la solution »

Il a fait son apparition en 2012 dans une vidéo TedX qui a fait le tour du monde: Boyan Slat, désormais 27 ans, fut tour à tour le nouveau wonderkid qui allait tous nous sauver, puis la cible des critiques, pour enfin se muer en CEO réfléchi d’un empire qui pourrait bien réaliser son objectif. Lequel n’est autre que de nettoyer une partie de l’océan Pacifique et les rivières de la planète en se débarrassant de la pollution plastique. Rencontre avec un homme en mission.

Boyan Slat © Julia Gunther pour So good

Des morceaux de plastique, des cordes, des bouées géantes, des livres d’Elon Musk, il y a un certain nombre de choses qui traînent sur la moquette faite en filets de pêche recyclés des bureaux de l’Ocean Cleanup de Rotterdam. En revanche, peu d’employés. “On est vendredi”, hausse des épaules l’une des responsables de la communication de l’ONG. En ce week-end de novembre, les Pays-Bas s’apprêtent également à se reconfiner pour quelques semaines ; rien qui ne devrait entraver les activités de l’Ocean Cleanup, dont les faits d’armes se déroulent plutôt dans le Pacifique ou sur les rivières polluées du globe. Il débarque en pull à capuche siglé de l’entreprise, les cheveux longs, jamais complètement à l’aise malgré sa presque décennie d’expérience. Né à Delft, Boyan Slat a vécu avec sa mère, guide touristique, et a traversé plusieurs phases en grandissant, raconte-t-il. La phase informatique d’abord, suivie de celle où il voulait inventer des jeux vidéo. “Puis, quand j’avais entre 8 et 10 ans, la phase pyrotechnique. Je faisais exploser des trucs. Une fois, j’ai oublié un liquide que je faisais chauffer et j’ai enfumé tout l’appartement de fumée toxique, ma mère n’était pas fan de cette phase.” Ont suivi les petites fusées: “J’aimais les faire décoller le plus haut possible.”

À 12 ans, le Néerlandais se met en tête de battre le record du lancer du plus grand nombre de fusées en même temps, afin de faire son entrée dans le Guinness“J’ai recruté 250 personnes, dans un champ, pour lancer des fusées avec des avocats présents pour valider le record. C’était mon premier vrai projet si l’on peut dire”, sourit-il. À l’époque, Boyan Slat devait déjà arborer cet air à la fois absent et tourné vers l’intérieur. C’est que sa dernière obsession est prenante: comment éliminer ce plastique flottant que l’on retrouve dans les estomacs des animaux marins et des oiseaux, y compris dans les poissons que l’homme consomme, qui pollue l’eau et transporte des microbes toxiques? Ce qui a commencé comme une lubie d’adolescent est devenue la mission d’une vie. Et malgré les challenges, les échecs et les critiques, Boyan Slat n’a cessé d’essayer, de recommencer. Une chose semble claire: il ne passera pas à autre chose avant que cette phase ne soit achevée. Et lui seul sait à quoi ressemblera la prochaine.

Les jeunes aujourd’hui sont globalement beaucoup plus sensibilisés à l’écologie que les générations précédentes. Vous êtes né en 1994, est-ce que vous étiez vous-même un adolescent passionné d’écologie ?

Pas vraiment, j’adorais la nature, mais je n’étais pas particulièrement à fond dans l’écologie. J’étais plutôt un geek! Il n’y a pas longtemps, j’ai retrouvé des vieilles cassettes de moi quand j’étais bébé, et on me voit triturer les boutons de la machine à laver, j’aimais déjà bien les machines et comprendre comment les choses marchaient. Je pense que ma toute première phase, c’était la construction, notamment avec mon oncle charpentier. Quand j’avais deux ans, j’ai construit ma propre chaise.

Au primaire, vous avez vécu le harcèlement scolaire pendant une période. Vous pensez que quelque chose de cette expérience est resté chez l’adulte que vous êtes devenu ?

C’est vrai. Steven Pinker raconte sur la nature humaine que les enfants sont un peu comme des adultes avant d’être civilisés. Quand on grandit, on se domestique nous-mêmes. Les enfants, littéralement, sont des sauvages. Pas tous, bien sûr. Mais c’est difficile de savoir si je suis devenu comme je suis parce que j’ai été bizuté ou si j’ai été bizuté justement parce que j’étais assez indépendant et que j’étais un peu différent des autres enfants. Enfin, quand même, je n’ai pas envie de donner trop de crédit à ces gens, donc je pense que je me fichais déjà un peu de ce que pensaient les gens.

On avait juste une idée, et l’expérience nous l’a montré : les idées, ce n’est rien, c’est 1% de la démarche Boyan Slat

Vous avez toujours su que vous vouliez inventer des trucs?

Je savais plus ou moins ce que je voulais faire, mais ça a pris différents noms avec le temps. Quand j’étais petit, je disais que je voulais être “constructeur”, puis on m’a dit: “Tu veux dire architecte”, donc je me suis dit: “Oui, architecte.” Et puis ensuite ça a été ingénieur. Tout ça parce qu’à l’époque, je ne savais pas qu’on pouvait être inventeur. Et puis ensuite, il y a eu ce voyage en Grèce quand j’avais 16 ans dont vous avez peut-être entendu parler…

Boyan Slat sourit en coin. Tout le monde a entendu parler de son voyage en Grèce quand il avait 16 ans. Steve Jobs et le garage de sa mère en Californie, Newton qui joue avec une pomme, chaque inventeur a son histoire de déclic, qu’il répète inlassablement. Celle de Boyan Slat se déroule sur une plage grecque, lors d’un voyage scolaire. Il passe une après-midi à faire de la plongée et voit “plus de sacs plastique que de poissons”. Si bien que son camarade écossais dont il imite moyennement bien l’accent se serait exclamé: “Wow, il y a tant de méduses
ici!” 
Boyan Slat a répété cette histoire une centaine de fois, peut-être plus. Car c’est cette après-midi-là qu’il a eu pour la première fois une idée: utiliser le courant pour amener tout le plastique au même endroit, et l’attirer dans ses filets. Puis, l’adolescent reprend l’avion dans l’autre sens.

Comment vous expliquez qu’après votre retour vous n’êtes pas juste passé à autre chose ?

Ça m’avait choqué ce contraste entre l’eau translucide, la nature, les poissons, et le plastique. Je me disais: c’est un gros problème, et personne n’en parle. Pourquoi? Je suis rentré à la maison, j’ai fait mes recherches. J’ai dû choisir un sujet pour un projet de science au lycée et j’ai choisi la pollution plastique, ce qui m’a donné l’occasion
de passer du temps dessus. Ce que je ne comprenais pas, c’est que c’était un problème totalement inutile. Prenez le changement climatique, il y a des gens, des industries, qui préféreraient que rien ne change parce que ça arrange leur business. Mais le plastique dans l’océan? Ça ne rapporte rien à personnepage5image5813376.

Comment est-ce que c’est passé d’un projet de science pour l’école à quelque chose de plus professionnel ?

Une fois le projet fini, on l’a présenté à quelques compétitions locales, on en a gagné
une, et puis à la rentrée, j’ai commencé la fac, en ingénierie aérospatiale. J’y pensais
toujours, je demandais des conseils à certains profs. En fait, je ne passais pas beaucoup de temps à étudier parce que c’était ça qui m’obsédait. Le directeur du département m’a dit que si je voulais arrêter pour me consacrer à mon projet, je pourrais toujours revenir l’année d’après. Ça me laissait six mois pour me mettre à fond dedans.

Ça ne vous a pas fait peur de laisser tomber les études comme ça ?

J’ai eu de la chance parce que ma mère me supportait, mais la personne qui doutait le plus, c’était moi.En général il est admis dans la société que si vous êtes un minimum ambitieux, vous faites des études. Donc ça a été une décision difficile de sortir de ce cadre traditionnel.Aujourd’hui, je vois qu’en réalité, ce n’est qu’une façon parmi tant d’autres de réaliser ce que vous voulez faire. À l’époque, je me disais que de toute façon, c’était peut-être l’un des seuls gros problèmes qu’une organisation pourrait peut-être régler. S’il y avait juste 1% de chance de réussir, ça valait le coup d’essayer.

Avec soudainement beaucoup plus de temps libre, le jeune homme contacte plus de 300 entreprises dans le plastique et le recyclage et leur propose d’investir dans son projet. Aucune ne lui répond. À part une, qui lui écrit: “C’est stupide, retournez à l’école.” Il en faut plus à Slat pour se décourager. Après qu’un petit article dans la presse locale a parlé de son projet et de la compétition remportée quelques mois avant, Slat reçoit un email. On lui propose de participer à la conférence TedX qui se prépare pour le mois d’octobre 2012. “Je me suis dit, super, ça me permettra de partager l’idée et de voir si on trouve d’autres personnes pour nous aider”, se souvient-il. La vidéo, postée sur YouTube, a désormais été vue plus de trois millions de fois. On y rencontre un Boyan chevelu qui, à 18 ans à peine, a gardé quelque chose de l’adolescence. Il arbore une chemise un peu trop large qui laisse à penser que c’est sa première, une coupe qui n’est pas sans rappeler certains footballeurs des années 1980. Il déroule les anecdotes et, bien que légèrement sautillant sous l’effet du stress, s’en sort admirablement dans l’exercice délicat du TedX, entre la conférence scientifique et le stand-up.

Pour la première fois, il parle du “Great Pacific Garbage Patch”, un genre de vortex de déchets réunis par l’effet tourbillonnant des courants, découvert par le skipper américain Charles J. Moore en 1997 (il en existe cinq dans le monde). Pendant longtemps, on a imaginé ce vortex, aussi appelé“7e continent”, comme une île de plastique, mais les déchets évoluent en réalité juste sous la surface de l’eau. En projetant des images de ses recherches et expériences effectuées dans le cadre de son projet scolaire, Slat raconte la débrouille pour fabriquer un premier prototype miniature, le mal de mer, et surtout développe son idée fondatrice. Celle d’une plateforme en forme de raie manta qui flotte en pleine mer, fixée au fond des profondeurs, alimentée par l’énergie du soleil, des vagues et du courant, qui avale l’équivalent de 55 conteneurs de plastique par jour. Il estime qu’avec cet outil magique, le Garbage Patch pourrait être nettoyé en cinq ans. Et finit sur un théâtral: “Ne me dites pas qu’on ne peut pas nettoyer ça ensemble.” “Pendant plusieurs mois, il ne s’est rien passé de spécial”, se souvient Slat. Puis en mars 2013, la vidéo est reprise par un blog écolo et déclenche soudainement un tsunami. Tout le monde veut savoir qui est Boyan Slat. Tout le monde veut nettoyer les océans. La toute récente équipe de The Ocean Cleanup lance alors un crowdfunding, auquel 38 000 personnes participent, pour atteindre la somme de 2,2 millions de dollars. Boyan Slat ne retournera plus à l’école.

J’espère que le Garbage Patch sera quelque chose que l’on pourra donner en exemple, non plus comme un problème, mais comme la preuve que l’on peut résoudre les grands problèmes de ce monde Boyan Slat

Comment vous avez vécu le fait que cette vidéo devienne virale, de lever deux millions d’euros, comme si vous étiez soudainement le messie ?

J’ai très mal dormi ! (Rires.) La réaction globale, je l’ai trouvé exagérée. On me demandait des interviews, CNN m’appelait depuis Atlanta pour dire: “On peut vous interviewer là tout de suite?” C’était trop. On avait juste une idée, une idée qu’on avait envie de tester, mais rien de plus. Je ne voulais pas donner l’impression que c’était réglé, qu’on allait nettoyer les océans, que c’était certain qu’on allait réussir! Non, on avait juste une idée, et l’expérience nous l’a montré: les idées, ce n’est rien, c’est 1% de la démarche. Aujourd’hui encore, j’ai un grand sens des responsabilités envers ceux qui nous ont soutenus. C’est une pression que je me mets moi-même.

En mai 2017, Boyan Slat convoque la presse en grande pompe. Il a désormais 22 ans, les cheveux sont un petit peu plus courts et le port de la veste plus naturel. Ces dernières années, Boyan a vécu un apprentissage intensif en matière de communication. Il a été nommé Champion de la Terre de l’ONU en 2014, Jeune Entrepreneur de l’année par le roi de Norvège la même année et a figuré dans la liste des “30 under 30” de Forbes en 2016. Les dons réunis par The Ocean Cleanup atteignent désormais les 40 millions de dollars. Derrière lui, un écran géant, devant lui, une scène circulaire digne d’un concert de Beyoncé et une centaine d’invités. L’invention de Boyan Slat est désormais prête à être assemblée puis testée en mer. Elle a été surnommée Wilson, en référence au ballon-ami dans Seul au monde. Son mécanisme consiste en une lourde ancre en forme de pylône censée maintenir en place un immense filet sur trois mètres de profondeur et une partie flottante à la surface. Les pylônes, plongés dans les profondeurs, évoluent là où les courants sont moins puissants ; cette différence de vitesse permet au filet d’attraper les plastiques au lieu de dériver avec eux. La conférence de presse s’achève par la présentation des quatre ancres géantes, siglées « Ocean Cleanup ». Tonnerre d’applaudissements. La suite s’est déroulée derrière des portes closes. Quelques jours après la présentation, alors que les félicitations enthousiastes pleuvent sur Slat, les ingénieurs de l’Ocean Cleanup demandent une réunion d’urgence avec leur CEO. Il y a un problème dans les calculs : les pylônes ne vont pas fonctionner. « On va devoir faire autrement », lui dit l’ingénieur.

Finalement, vous avez dû laisser tomber cette première technologie à laquelle vous teniez, mais qui ne marchait pas. Comment vous avez vécu ce premier échec ?

C’était… intéressant ! Une petite grosse erreur sur un modèle informatique et voilà qu’on doit tout changer. On avait mal calculé les forces du vent et des vagues sur la structure, le système allait tourner et se placer du mauvais côté. Et tout ça trois ou quatre jours après la présentation… J’ai essayé d’être pragmatique, mais ce n’était pas facile parce que je faisais l’erreur d’être attaché émotionnellement à mon idée. C’est contre-productif parce que ça vous encourage à essayer de prouver que votre idée marche, au lieu de vous demander quelle est la meilleure idée pour arriver à l’objectif. Le temps a fait que j’ai réussi à me détacher de ça. Désormais, on fait tous les mois une analyse de concept, où l’on compare notre concept avec d’autres alternatives. La décision a été évidente, au fur et à mesure, on voyait les coûts associés au premier système augmenter et augmenter, et ceux associés à notre deuxième et nouvelle idée baisser et baisser. On est donc passés à ce nouveau système, qu’on a appelé Jenny.

Elle marche comment, Jenny ?

C’est très simple, c’est une longue barrière flottante de 3 mètres de profondeur sur 800 mètres de longueur que l’on tire dans l’eau, très lentement à environ 3 km/h, à travers l’endroit où la plus grande concentration de plastique se trouve. Le mouvement crée un écoulement d’eau, et les déchets sont transportés naturellement le long des ailes pour arriver au centre, dans une zone de rétention, et quand cette zone est pleine, on ladécharge sur un bateau. Contrairement à Wilson qui était un système passif, Jenny est un système actif, elle est tirée par deux bateaux. Le challenge avec Jenny, c’est surtout debien identifier où sont ces zones de grande concentration de déchets, car la densité de plastiques détermine comment va évoluer le système. Testé dans le Pacifique à l’automne, le système Jenny a fait ses preuves. “Elle réceptionne à 99% du plastique, ce qui montre qu’elle laisse bien passer les animaux marins”, note Slat. Jenny a rapporté près de dix tonnes de plastique. Il en faudra beaucoup plus pour vider le Garbage Patch, mais le 21 octobre, alors que la première équipe revenait de ses douze semaines de tests et avant qu’une nouvelle équipe ne reparte continuer la mission, Boyan Slat prononçait quelques mots sur le port: “Bientôt, j’espère que le Garbage Patch sera quelque chose que l’on pourra donner en exemple, non plus comme un problème, mais comme la preuve que l’on peut résoudre les grands problèmes de ce monde.”

Puisque Jenny a prouvé que le système fonctionne, il faudra combien de temps désormais pour nettoyer le Garbage Patch ?

Il faudra dix Jenny pour nettoyer le Garbage Patch au rythme que l’on s’est fixé. Avec dix Jennys, on peut éliminer la moitié du Garbage Patch en cinq ans, 80% d’ici 2030 et 90% d’ici 2040. Techniquement, il y a deux mois, même si vous étiez Jeff Bezos et que vous aviez tout l’argent du monde, vous n’auriez pas pu le faire, mais maintenant nous avons un système qui fonctionne. Donc si on fabriquait 40 Jennys maintenant, on pourrait aller dans l’océan tout de suite et tout nettoyer. On continue à travailler sur comment mieux repérer les zones de haute concentration, améliorer la durabilité du système, et surtout sur la logistique: chaque fois que l’on vide Jenny, c’est 3000 m3 de plastique, ça fait beaucoup d’allers- retours pour les bateaux. On réfléchit à un gros cargo, ou à différents bateaux qui ne serviraient qu’à ça.

Justement, comment est-ce que vous essayez de réduire au maximum l’impact des deux bateaux qui traînent le système Jenny ?

On a besoin de ces deux bateaux, maisironiquement, ce système actif nécessite moins de bateaux que le système passif que l’on avait imaginé au début. Comme le système passif dérivait, il aurait fallu des bateauxpour le ramener au bon endroit de temps en temps et on a calculé qu’on aurait utilisé plus de fuel comme ça qu’avec le système actuel. Dans tous les cas, si vous faites quelque chose au milieu de l’océan, vous avez besoin de bateaux. On a besoin de beaucoup d’énergie, trop pour pouvoir utiliser une énergie solaire ou électrique, pour l’instant. Sur le court-terme, on utilise du fuel et pour compenser, on achète des crédits carbone et on investit dans des projets d’énergie propre afin d’arriver à une neutralité. On travaille notamment avec South Pole qui investit dans des projetsd’hydroélectricité. Et sur le long-terme, on investit aussi dans d’autres compagnies qui travaillent sur le méthanol, l’hydrogène, l’ammoniac, des fuels bio. Tout n’est pas parfait bien sûr, le temps qu’ils finissent leurs projets de recherche et arrivent à un résultat, on aura nettoyé l’océan. Mais on participe et on s’arrange pour arriver à zéro.

Alors, victoire ? Le jeune Néerlandais aurait-il atteint le but qu’il s’est fixé à 16 ans sur une plage grecque ? Tout le monde n’est pas de cet avis. Il y a ceux qui pensent que le Garbage Patch n’est pas le bon endroit à nettoyer, ceux qui estiment qu’avec les sommes récoltées par l’Ocean Cleanup, il y aurait d’autres priorités environnementales, et d’autres encore qui arguent que l’important n’est pas ce qui flotte près de la surface, mais ce qui a déjà coulé. Parmi tous ceux-là, Boyan Slat nage en eaux troubles.

Aujourd’hui, on a prouvé qu’on était capables de recycler 99% du plastique récupéré Boyan Slat

Qu’est-ce que vous répondez à ceux qui estiment que votre système n’a pas grand intérêt, puisque la plupart des plastiques se trouvent au fond de l’océan ?

La méthodologie avec laquelle on mesure la quantité de plastique dans la mer est encore assez primitive, donc on ne sait pas tout. Certaines études parlent de 8 millions de tonnes de plastique qui arriveraient des rivières et atterriraient dans les océans, et puis ce chiffre est ensuite devenu plus gros. D’autres études parlent d’un million. Quoi qu’il en soit, on sait que le plastique qui flotte représente une fraction de ce qu’il y a dans l’océan. Mais ça ne change pas le fait que cette fraction qui flotte est celle qui continue de faire le plus de dégâts, sur la vie marine, sur la chaîne alimentaire des humains, c’est ça qui pollue les océans. Et puis, si on ne nettoie pas ces plastiquesqui flottent, ils vont se transformer en microplastique qu’on ne pourra plus nettoyer.

En octobre 2019, Boyan Slat présente un nouveau projet : l’Interceptor. Un bateau à énergie solaire qui va parcourir les rivières et avaler des tonnes de plastique. Car la plupartdes plastiques qui atterrissent dans l’océan viennent de ces rivières et 80% de la pollution plastique des rivières est concentrée dans 1000 d’entre elles, qui se trouvent surtout en Asie, mais aussi en Amérique du Sud et en Afrique. “Ça a toujours été sur la liste des choses à faire, affirme Slat. Mais on a été occupés pendant longtemps avec le projet sur l’océan. En 2015, on a commencé à s’impatienter et on a engagé une équipe pour travailler exclusivement sur ce projet rivière.” En 2016, les premiers prototypes voient le jour. En 2018, trois bateaux sont construits. Et tout ça dans la plus grande discrétion. “Cette fois, on voulait éviter l’attention avant d’être sûrs que ça marchait, pour s’épargner un retour de bâton!” Et ça marche: l’Interceptor peut récolter jusqu’à 100 000 kg de déchets par jour. Cinq sont déjà déployés, en Indonésie, en Malaisie, en République dominicaine ou au Vietnam. “La difficulté pour l’Interceptor, c’est de l’adapter à chaque fois à une rivière différente et avec les autorités locales différentes. Mais si tout se passe bien, on devrait en avoir 25 l’année prochaine”, prédit Slat.

Vous avez conclu un partenariat avec Coca-Cola qui va financer plusieurs Interceptor. C’est un partenariat que certains ont trouvé étrange. Qu’est-ce qui vous a motivé à le faire ?

Ce sont eux qui nous ont contactés il y a environ deux ans, on a discuté pendant longtemps. C’est normal que ça surprenne: il y a environ 3% des déchets qui portent la marque Coca. On a pensé : justement, si quelqu’un doit payer pour nettoyer tout ça, c’est bien Coca-Cola! Les négociations ont duré longtemps, on voulait s’assurer que ce projet soit un bonus en plus de ce qu’ils avaient déjà prévu de faire pour s’engager, et ils n’ont pas le droit de s’en servir pour vendre leurs produits. Le but, c’est qu’ils nettoient, pas qu’ils en vendent encore plus! Ça évite le greenwashing à mon sens. C’est une expérience, on verra comment ça se passe. Ce n’est pas seulement une histoire d’argent, ils nous aident également en mettant à notre service des gens partout dans le monde, dans des régions où nous,
on n’est pas. C’est entre autres grâce à ce partenariat qu’on va pouvoir fabriquer trois fois plus d’Interceptor l’année prochaine.

Depuis le début de l’Ocean Cleanup, vous dites: “Nous n’allons pas dire d’interdire le plastique, on amène plutôt une alternative innovante et excitante.” Mais il ne serait pas plus simple d’interdire le plastique ?

Je veux régler le problème, donc je veux trouver des solutions qui fonctionnent vraiment. Je pense qu’interdire le plastique, ce n’est pas réaliste. On entend parler de pays qui veulent interdire le plastique, mais finalement qu’est-ce qu’on interdit? Les pailles, les gobelets, les cotons-tiges… Il faut se poser la question: est-ceque ce serait idéal d’interdire le plastique? Aucune technologie n’est parfaite. Les combustibles fossiles, c’est mauvais, et on ne devrait plus investir dedans, mais il fut une époque dans l’histoire où ils ont participé à réduire la pauvreté, à fournir de l’énergie vitale… Le plastique a un rôle dans la société, par exemple pour l’accès à l’eau ou dans la médecine. Il faut regarder les pays où le plastique finit dans l’océan, ce sont les pays qui n’ont pas d’infrastructure pour les déchets. C’est là qu’on doit faire de la prévention. Bien sûr, j’aimerais de nouvelles lois, par exemple augmenter le prix du plastique afin que le recyclage devienne plus compétitif. Mais l’interdire tout simplement, c’est simpliste.

Il y a une autre grande question importante : qu’est-ce que vous allez faire de tout ce plastique ?

Depuis 2014, on a beaucoup investi dans cette question. Quand on a commencé tout le monde disait: “C’est stupide, le plastique là-bas est dégradé, on ne peut pas le recycler”, alors on a travaillé là-dessus. Aujourd’hui, on a prouvé qu’on était capable de recycler 99% du plastique récupéré. On a fait fabriquer des lunettes de soleil avec ce plastique recyclé pour montrer qu’on pouvait en faire un produit neuf, mais évidemment on ne va pas en faire des lunettes de soleil. On ne sait pas encore quels produits on va faire, mais de toute façon, nous n’allons pas le faire nous-mêmes, on se concentre sur le nettoyage et nous avons des partenaires qui vont utiliser notre plastique pour fabriquer leurs produits au lieu d’en acheter du nouveau. Sinon, on pourra toujours le rebalancer dans l’océan! (Rires.)

Article issu du n°7 du magazine So good, sorti en kiosque le 16 décembre 2021.

Texte : Hélène Coutard, à Rotterdam. Photos : Julia Gunther, pour So good.