Visuel Fait comme un rapt © Maxime Fossat pour So good
06.12.22

Fait comme un rapt

Enlever une femme pour la marier de force: c’est la tradition persistante de l’ala kachuu au Kirghizistan, dont on recense près de 12 000 cas chaque année. Illégale, la pratique reste bien souvent impunie. Mais la résistance s’organise, et grâce à des avocates ou des ONG, le vent est en train de tourner. 

Le 5 avril 2021, alors qu’Aizada Kanatbekova traverse une rue de Bichkek, la capitale du Kirghizistan, elle est abordée par un homme. Il ne lui est pas totalement inconnu: il l’a déjà importunée dans l’espace public pour lui déclarer ses sentiments amoureux. Mais cette fois-ci, alors que la jeune femme tente de l’éviter, il la tire par le bras. Tandis qu’elle se débat, deux autres hommes s’avancent, non pas pour intervenir en sa faveur, mais pour aider son agresseur à l’entraîner dans une voiture. Deux jours plus tard, le véhicule est retrouvé dans un champ en rase campagne. À l’intérieur se trouvent les corps d’Aizada Kanatbekova et de son assassin, qui s’est suicidé après le meurtre. Une affaire tragique qui résonne avec celle de Burulai Turdaaly Kyzy, poignardée en mai 2018, à l’intérieur d’un poste de police, par un homme qui l’avait enlevée à deux reprises. 

“Prendre et courir”

Le lendemain du décès d’Aizada, des manifestations éclatent dans les villes de Bichkek et d’Och. La cohorte qui défile réclame la démission du ministre de l’Intérieur Ulan Nijazbekov, accusé d’avoir couvert les policiers impliqués dans l’affaire, et dénonce leur inertie: ils ne sont toujours pas parvenus à mettre fin à une pratique pourtant illégale depuis 1994, l’ala kachuu. Le terme, qui signifie littéralement “prendre et courir”, désigne le fait qu’un homme enlève une femme et l’emmène chez lui pour lui proposer de se marier. En théorie, les femmes sont libres de refuser la demande en mariage. Mais, confrontées aux pressions de la famille du kidnappeur et de la leur, elles acceptent bien souvent leur sort, par volonté de protéger l’honneur des deux clans, et par crainte d’être kidnappées de nouveau si elles venaient à s’enfuir. Le viol peut aussi être une arme d’intimidation pour forcer les femmes à rester. Si elles passent la nuit chez leur ravisseur, leur virginité peut être mise en doute, réduisant leurs chances de trouver un mari par la suite. Pour sceller l’union, la femme doit endosser le jooluk, un châle blanc symbolisant la soumission à sa nouvelle famille. Impossible de dénombrer avec exactitude le nombre de femmes victimes de l’ala kachuu. Le Women Support Center fait état de presque 12 000 femmes enlevées et mariées de force chaque année au Kirghizistan. Difficile également de dater la pratique. Si certains la perçoivent comme une tradition ancienne qui puise ses racines à l’époque médiévale dans les steppes d’Asie centrale, les spécialistes s’accordent plutôt à dire qu’elle existe depuis l’effondrement de l’Union soviétique.

Mes trois sœurs ont été volées, ma mère aussi. Je suis la seule de la famille à m’être mariée par amour et par volonté. Munara Beknazarova, directrice de l’ONG Open Line

L’ala kachuu désigne également un autre cas de figure: lorsque les futurs mariés sont tous deux consentants pour fuguer. Un moyen d’honorer ladite coutume, de contourner les arrangements des parents ou d’éviter de payer une dot, ou kalym, trop importante. Quand le salaire moyen kirghize s’élève à 200 euros mensuels, l’opération peut en effet coûter jusqu’à 3500 euros en espèces ou en bétail. Un habile stratagème que décrit Zhanyl Zhaztoobaeva, une étudiante de 23 ans habitant à Bichkek. “Mon frère a volé sa petite amie à sa demande, parce que sa famille n’avait pas les moyens de subvenir aux frais du mariage. Nos deux familles s’étaient auparavant réunies pour parler de l’union et arranger les détails de son organisation. Mes parents aussi ont fait le même genre d’arrangement. Mais nous sommes tous opposés à l’autre forme d’ala kachuu, violente et non consentie.” Même son de cloche pour Sabira Koyoshova, professeure d’anglais de 66 ans, installée dans le village d’Arkit “L’ala kachuu est un moyen facile et rapide de marier un homme et une femme qui s’aiment. J’ai moi-même été volée par mon mari. Mes parents et mes deux filles également. Elles sont heureuses et j’ai également été heureuse de vivre avec mon conjoint, aujourd’hui décédé.” 

La résistance

Jusqu’en 2013, seule une amende de 2000 soms, environ 20 euros, condamnait le rapt de femmes – une somme inférieure à la sanction encourue pour un vol de bétail. Depuis, avec le renforcement de la loi, le crime est passible d’une peine de prison, jusqu’à 10 ans. Du moins sur le papier, car dans la majorité des cas, l’enlèvement des femmes reste impuni. Le processus pour porter l’affaire devant les tribunaux est fastidieux, et l’enquête de police et le jugement peuvent s’étaler sur plusieurs mois, voire des années. Entre 2014 et 2019, le ministère de l’Intérieur du Kirghizistan a enregistré 895 allégations d’ala kachuu, mais des poursuites pénales ont été engagées dans seulement 168 cas. De quoi en décourager plus d’une. “Peu de plaintes arrivent jusqu’au tribunal. Entre-temps, les familles peuvent avoir forcé les femmes à les retirer, en échange d’une contrepartie financière”, s’accordent à dire Aijan Orozakunova et Esenia Ramazanova, deux avocates. Toutes deux apportent leur aide pro bono aux femmes rescapées d’un vol souhaitant obtenir une réparation et voir condamné leur kidnappeur. Elles forment également d’autres avocats à porter assistance aux femmes subissant la violence de genre. “Nous recevons très peu de plaintes des régions kirghizes, bien plus venant de la capitale. Dans les campagnes, les petites filles sont éduquées selon le précepte que l’ala kachuu est une tradition. Et dans le cas où les femmes refusent le mariage et s’enfuient, elles préfèrent tourner la page au plus vite et ne pas porter plainte”, déclare Esenia Ramazanova. Mais les avocates ne baissent pas les bras. “Nous avons aidé une trentaine de femmes en 2021. Vous n’imaginez pas la satisfaction que nous éprouvons lorsque nous gagnons un procès. Il ne faut pas croire que seul le fiancé kidnappeur peut être accusé, mais également ses amis qui ont participé à l’enlèvement ou l’imam qui a validé le mariage”, annonce fièrement Aijan Orozakunova. “Les agents religieux ont un rôle important à jouer, et nous collaborons étroitement avec eux. S’ils savent qu’une jeune fille a été volée, ils doivent refuser l’union et en informer la police.” En 2021, les avocates ont savouré une autre victoire avec l’entrée en vigueur d’un nouveau texte de loi. “Désormais si une femme porte plainte, cette dernière ne peut être retirée, et l’affaire va jusqu’au tribunal”, s’enthousiasment-elles de concert.

Grâce au jeu, une jeune fille dont la sœur cadette venait d’être volée a su réagir rapidement et a appelé la police. Munara Beknazarova, directrice de l’ONG Open Line

De leur côté, les associations rivalisent d’initiatives pour venir en aide aux femmes mariées de force et opérer un changement de paradigme en éduquant femmes et hommes à l’illégalité de la pratique, le tout avec les moyens du bord. C’est le cas de l’ONG Open Line. “Mes trois sœurs ont été volées, ma mère aussi. Je suis la seule de la famille à m’être mariée par amour et par volonté”, raconte sa directrice, Munara Beknazarova. Son dernier projet en date, Printemps à Bichkek, est un jeu pour smartphones conçu comme une bande dessinée interactive. Inspiré de cas réels et développé par des militants locaux, des psychologues et des avocats, il met les utilisateurs dans la peau d’une jeune étudiante dont la meilleure amie a été kidnappée. Au cours de la partie, le joueur ou la joueuse gagne des points à chaque fois qu’il ou elle réussit à passer une épreuve. Bien sûr, le parcours n’est pas un long fleuve tranquille et des embûches attendent à chaque tournant. Comme lorsque la famille de la jeune fille enlevée ne souhaite pas réagir à l’enlèvement de sa fille, craignant d’éventuelles répercussions sociales. “L’application amène à comprendre les conséquences de l’ala kachuu, à découvrir que des lois existent pour protéger les femmes et à connaître les procédures à suivre pour signaler un enlèvement. Car il n’y a jamais de temps à perdre”, explique Munara. Le jeu, sorti en juin 2020, a dépassé toutes les attentes. Alors que l’équipe pensait comptabiliser 27 000 téléchargements au bout d’un an, l’application a été téléchargée 70 000 fois dès le premier mois. Bingo. “Nous avons reçu beaucoup de commentaires positifs, de la part de jeunes hommes et femmes, poursuit-elle. Grâce au jeu, une jeune fille dont la sœur cadette venait d’être volée a su réagir rapidement et a appelé la police. Nous lui avons proposé notre aide si sa sœur souhaitait porter plainte, mais elle a refusé. Le ravisseur faisant partie de sa famille lointaine, elle ne voulait pas gâcher les bonnes relations. Mais je constate que les mœurs évoluent peu à peu.” Pour éduquer les plus jeunes justement, la seule organisation proclamée féministe du Kirghizistan, Bishkek Feminist Initiatives, peaufine les derniers détails d’une école totalement gratuite. Exclusivement en ligne, elle proposera 40 leçons en langue kirghize et russe à destination des jeunes filles. Au programme: définition du patriarcat, égalité des genres, connaissance de ses droits, autant de sujets encore tabous. 

Aux yeux de Zhanyl Zhaztoobaeva, l’ala kachuu n’est pourtant que la partie émergée d’un iceberg où se cristallisent, entre autres, violences sexistes et domestiques, mariages de mineures et défense des traditions: “Ici, on ne peut pas être en couple sans être marié. Ce n’est pas normal. On devrait être libre de pouvoir se marier si on veut, quand on veut et avec qui on veut. Pour l’instant, je n’ai pas envie de me marier, je veux faire carrière et on verra par la suite. En tout cas, je ne veux pas être volée, ça c’est sûr!” Mettre définitivement fin à l’ala kachuu impliquera un long processus de remise en question des valeurs conservatrices et patriarcales enracinées au Kirghizistan. Pour enfin espérer faire mentir le proverbe kirghize “Un mariage heureux commence par des pleurs”.

Article issu du n°8 du magazine So good, sorti en kiosque le 7 juillet 2022.

Propos recueillis par Solenn Cordoc’h, qui a reçu le prix « Reporters d’Espoirs 2022 presse écrite » le dimanche 27 novembre 2022. Bravo à elle !

Photos par Maxime Fossat pour So good.